Les cours d’eau sont mortels pour qui n’est pas du bon côté

Une série d’article de Morgane Dujmovic sur les Balkans

Le Pacte européen sur la migration et l’asile adopté ce printemps pourrait renforcer les traques policières visant des personnes exilées dans les Balkans. Depuis une vingtaine d’années, l’UE et Frontex y développent des dispositifs de surveillance aux effets mortels. En remontant les cours d’eau qui séparent plusieurs pays de la région, ce portfolio remonte aux sources de ce cycle de violences.

Pour voir les différents épisodes, cliquez sur l’onglet correspondant ⤵️

Épisode #1

Morgane Dujmovic [1] a réalisé en 2024 une mission de recherche dans les Balkans, avec une question en tête : comment expliquer que les frontières balkaniques franchies par les personnes exilées soient devenues si violentes ? La plupart de celles et ceux qui essaient de les traverser sont originaires d’Asie, d’Afrique et du Moyen-Orient, et comme à d’autres frontières européennes, elles et ils subissent des violences policières et risquent d’y perdre la vie.

Première escale : le canton d’Una-Sana situé au nord-ouest de la Bosnie-Herzégovine, dernière étape avant l’espace Schengen pour celles et ceux qui tentent la traversée vers la Croatie. Sur place, l’atmosphère plombante observée dans les villes-frontière et dans les camps contraste avec la légèreté des activités touristiques qui se développent.

Place aux paroles des habitant·es de ces localités, commerçant·es, chauffeurs de taxis et policiers.

Cet article-portfolio est le premier épisode dune série dédiée aux conséquences humaines des politiques migratoires européennes externalisées dans les Balkans. Il a été publié sur Mediapart, Le Courrier des Balkans et visioncarto.net. Nous remercions chaleureusement l’équipe de visionscarto pour son travail de relecture et d’editing de ce texte.


Épisode 1. Les deux couleurs du printemps bosnien


De la Korana à l’Una : les touristes, les habitant·e·s et les exilé·e·s

Nichée entre le massif Velebit et le mont Dinara qui fait frontière entre la Croatie et la Bosnie, la région croate de la Lika dévoile ses hauts plateaux de karst dans la lumière atténuée du printemps. Des stands de miel et de fromage alternent avec les troupeaux de vaches et de chevaux de race. On y trouve un refuge d’ours blessés où travaillent des volontaires féru·es de nature, originaires de France ou d’Autriche, ; iels côtoient sur les routes les touristes venu·es du monde entier qui se pressent pour visiter le célèbre parc national des cascades et lacs de Plitvice [2]

Seules les nombreuses fermes en ruines colorent le paysage d’une note sombre, rappelant que c’est sur cette partie de la frontière que s’est joué l’un des épisodes les plus féroces de la guerre serbo-croate, de 1991 à 1995 [3]. Dans le calme revenu, qui pourrait se douter que ces hautes montagnes sont encore le lieu de corps à corps violents et parfois mortels ?

Mon regard s’attarde sur la Dinara ; je me mets en mouvement, longeant les bras de la rivière Korana. Plus on avance vers la Bosnie-Herzégovine, plus les véhicules de la police aux frontières croate se font nombreux, comme les contrôles dans le sens Bosnie-Croatie. À proximité du parc de Plitvice, les forces de l’ordre se contentent de vérifier l’identité des voyageur·es et de leur demander où iels se rendent. Les noms sont parfois notés sur un papier pour garder trace des personnes et véhicules déjà vérifiés : le contrôle frontalier ne doit pas entraver ce début de saison touristique.

Le plateau de la Lika en direction de Plitvice et Bihać © Morgane Dujmovic

Je progresse en altitude, me rapprochant du col qui marque la frontière à Ličko Petrovo Selo (Croatie) / Izačić (Bosnie-Herzégovine). Là, on croise de plus nombreux fourgons de la police aux frontières, certains à l’arrêt, d’autres en intervention. Un policier patrouille dans l’un des innombrables bâtiments à l’abandon – propriétés des populations serbes qui vivaient là avant l’« opération Éclair » de reconquête de la Krajina. À travers les murs effondrés, on peut déjà deviner que des exilé·es d’aujourd’hui pourraient s’y réfugier. Mais ce n’est qu’une fois passé le col, côté bosnien, qu’on perçoit les effets du jeu sordide « du chat et de la souris » - qui s’instaure à la nuit tombée.

Le « jeu » (game en anglais) : c’est par ce nom cynique que les exilé·es nomment les tentatives empêchées et sans cesse réinventées pour passer les frontières et rejoindre l’Union européenne (UE). Le canton bosnien d’Una-Sana est devenu l’un des théâtres de ce « jeu » depuis la fermeture du corridor officialisé dans les Balkans en 2015-2016 [4]. À l’extrême nord-ouest de la Bosnie, cette région représente l’une des voies les plus directes pour rallier le sud des Balkans à l’espace Schengen. À partir de 2017 et du renforcement des frontières serbo-hongroise et serbo-croate, les personnes exilées sur les routes balkaniques se sont orientées de façon plus nette vers l’Una-Sana, d’où elles pouvaient espérer gagner la Slovénie, située une centaine de kilomètres plus loin. Depuis l’adhésion de la Croatie à l’espace Schengen début 2023 [5], ce théorique espace de libre-circulation européen se trouve de l’autre côté de la montagne que l’on peut observer de Bihać, le centre administratif du canton.

Les monts qui mènent en Croatie, depuis le pont sur l’Una à Bihać © Morgane Dujmovic

Les candidatures de la Croatie à l’UE puis à Schengen ont entraîné un renforcement drastique des moyens alloués à la fortification de la frontière bosno-croate ces vingt dernières années, à la fois humains, technologiques et financiers [6]. Côté bosnien, les régions frontalières de la Croatie sont donc devenues un des espaces prioritaires du contrôle des migrations en amont de Schengen : l’UE y déploie des dispositifs pour consolider un « sas filtrant » [7], destiné à séparer « le bon grain de l’ivraie » – c’est-à-dire la migration jugée acceptable de celle jugée indésirable. Ce processus d’externalisation s’exerce par des pressions politiques et financières constantes dans le contexte de candidature à l’UE de la Bosnie-Herzégovine – dont le statut de candidat a été acté par le Conseil européen en décembre 2022, presque sept ans après la demande d’adhésion introduite par les autorités bosniennes [8].

Carte : Le « sas des Balkans », un nouvel espace de transit vers l’Union européenne. Morgane Dujmovic et Simon, 2015

Carte disponible sur le site de Migreurop closethecamps.org en français, arabe, anglais, espagnol.

Dans le canton d’Una-Sana, la fonction de « sas » prêtée à la Bosnie-Herzégovine s’appuie sur la géographie spécifique de la région : semi-enclave en forme de poche, la région forme un véritable goulet d’étranglement pour les personnes dont le parcours est stoppé là [9]. Comme c’est le cas pour d’autres frontières de l’UE maintenues fermées, on voit couramment des groupes cheminant à pied le long de la route, sur la quinzaine de kilomètres qui séparent la ville du point frontière d’Izačić, soit tout juste refoulés par la police croate, soit en train de remonter vers la frontière pour tenter un nouveau game.

Izačič, vers le point-frontière croate visible en arrière-plan © Morgane Dujmovic

Dans la ville de Bihać, les habitant·e·s assistent depuis maintenant sept ans aux stratégies répressives de refoulement de ces exilé·es hors de Croatie et à leur fixation dans le canton. C’est en 2018 que le point d’orgue a été atteint, en termes de violences de la frontière et de passages [10]. Une commerçante de Bihać se rappelle :

« Jusqu’au Covid, c’était vraiment dur, les personnes dormaient partout autour de la ville, dans la forêt, dans des lieux pas du tout adaptés. On a vu beaucoup de personnes d’Afghanistan, du Pakistan, des Kurdes, des noirs de pays africains aussi, et souvent des familles avec des enfants très jeunes. Nous-mêmes, on ne peut que comprendre les gens qui fuient des pays en guerre ou qui doivent vivre dans des camps : on a vécu la guerre, quatre années de siège à Bihać  » [11].

Les discours d’ouverture ou de compassion croisent aussi les mécontentements locaux : ceux, par exemple, qui ont motivé en octobre 2020 la fermeture du camp de Bira, jusqu’alors situé dans le centre de Bihać [12]. Au creux de la gestion de la pandémie de Covid-19, une partie des personnes qui y étaient hébergées ont été transférées dans un autre camp situé à 27 kilomètres de la ville, dans un environnement rural reculé et à bonne distance de la frontière croate [13]. Au printemps 2024, c’est là l’unique hébergement officiel pour les hommes isolés : seules les familles et personnes mineures sont acceptées en ville, dans le camp de Borići connu parmi les exilé·es comme « le camp des familles  » (family camp). La transformation de cette ancienne résidence étudiante en camp a mobilisé, depuis 2028, un budget européen d’un million d’euros, pour sa reconstruction comme pour son fonctionnement [14].

Le family camp de Borići, à Bihać ©Morgane Dujmovic

Avec sa façade refaite à neuf à l’été 2022, planté dans la pinède qui l’environne et lui donne son nom (« borova šuma », en bosniaque), l’atmosphère paisible du camp de Borići ferait presque oublier l’inquiétude rejouée chaque jour pour les personnes hébergées là. Bien que catégorisées comme « vulnérables  » par les institutions et organisations humanitaires, ces femmes, familles et enfants isolés sont soumis·es à des refoulements violents à chaque tentative avortée pour franchir les montagnes vers la Croatie. Pour celles et ceux qui ont déjà tenté la traversée, le camp est un lieu d’éternel retour en arrière, un espace de répit temporaire mais fragile, car les sens sont entièrement tournés vers la perspective d’une nouvelle tentative. Pour l’une des familles rencontrées, dont un membre récupère d’une blessure acquise sur les routes des Balkans, ce n’est pas encore le moment, « pas ce soir ».

« Pas ce soir », face aux montagnes de Croatie © Morgane Dujmovic

Je reprends la route en direction du camp de Lipa. En longeant la rivière Una, la signalétique touristique rappelle que cette région, théâtre d’une anxiété sourde pour certain·es, est pour d’autres un lieu de découverte et d’amusement. Dans le parc national de l’Una, comme du côté croate, les « apartmani » privés se remplissent pour « la saison », alors que les premiers groupes de touristes se délectent de l’atmosphère printanière dans les sites nautiques et près des cascades.

Le ministère de la Sécurité bosnien affiche clairement son intention de concilier cette « liberté de mouvement » avec les « standards européens » du contrôle migratoire [15]. Bihać et le canton d’Una-Sana sont ainsi devenus ces dernières années l’un des nombreux espaces frontaliers du globe où se dessine une « différenciation bipolaire » [16], entre le monde de la migration désirée, touristique et rentable, et celui de la migration indésirable, composée essentiellement de personnes originaires du Moyen-Orient, d’Asie et d’Afrique qui fuient des violences, guerres, persécutions ou des situations socio-économiques intenables.

Dans le paysage idyllique se distinguent quelques indices subtils de ces profondes inégalités de mobilité. Au dernier embranchement menant au camp de Lipa, sur l’affichage touristique en bord de route, des stickers indiquent l’omniprésence de taxis et l’existence d’une « pushback map », ou « carte des refoulements frontaliers ».

Signalétique touristique bornant la route d’accès au camp de Lipa © Morgane Dujmovic
Signalétique touristique, détails ©Morgane Dujmovic

Dans le camp de l’UE à Lipa : à qui profite le game  ?

À l’approche du camp de Lipa, un mot vient à l’esprit : lunaire. À l’éloignement de la ville s’ajoute un accès rendu difficile par une piste sinueuse de près de 3 kilomètres, enchaînement de nids de poule à travers la montagne menant à un plateau inhabité. Devant le camp, l’atmosphère désertique contraste avec l’architecture d’enceintes grillagées et le système de vidéo-surveillance surplombant. Omniprésents, les panneaux interdisant l’entrée et la prise d’image sont renforcés par les éléments de langage répétés par tous les membres de la sécurité policière, qui avertissent à chaque échange que « l’intégralité du camp est vidéo-protégé ».

Arrivée à Lipa. ©Morgane Dujmovic

La volonté d’isolement est ici palpable ; elle rejoint les intérêts des polices bosniennes et croates qui tiennent ainsi à distance de la frontière ceux qui voudraient entreprendre un game, pour les en dissuader. Pour les autorités municipales, la mise à l’écart des bassins de vie est une stratégie assumée, le camp de Lipa ayant servi périodiquement à évacuer les personnes exilées occupant des bâtiments abandonnés en ville, comme l’annonçait le maire de Bihać au printemps 2021 :

« Il existe encore des lieux dans lesquels séjournent des migrants (…) que nous allons également vider, nettoyer et condamner dans les jours à venir » [17].

La localisation du camp est également conforme aux « standards » de l’UE qui en a financé l’infrastructure et le fonctionnement à travers son programme EU support to Migration and Border Management in BIH. Lipa fait partie d’un dispositif de camps installés en Bosnie-Herzégovine entre 2018 et 2021, avec ceux de Bira, Sedra et Miral (fermés depuis), et ceux de Borići, Ušivak et Blažuj, encore en fonction au printemps 2024. La dotation européenne qui a financé ces « Centres de réception temporaires » (Temporary Reception Centers – TRC, selon leur appellation officielle) totalise au fil des années un montant de 100 millions d’euros de dépenses [18]. La somme sert régulièrement d’argument massue pour faire pression sur les autorités bosniennes ; en janvier 2021 par exemple, le Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Josep Borrell s’est emparé de cet argument financier pour inciter les autorités de Bihać et de l’Una Sana à remettre en fonction le camp de Bira [19].

Temporary Reception Centre de Lipa. ©Morgane Dujmovic

Pourtant, ces fonds ont été alloués en pratique à l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), agence onusienne partenaire de l’UE à laquelle ont été attribuées la coordination et la gestion des camps, au sein de la stratégie dite de « Réponse Inter-Agences aux Migrations » (Inter-Agency Migration Response). L’OIM a ainsi capté l’essentiel des financements issus de l’Instrument d’Aide de Préadhésion pour le dispositif de gestion des migrations et de contrôle de la frontière, qui lui ont permis de s’imposer comme un partenaire incontournable dans ces domaines [20]. Cette configuration a cependant évolué depuis 2021 : dans la lignée des objectifs de la Commission européenne, rappelés à la Bosnie-Herzégovine dans les rapports de suivi de sa candidature [21], l’OIM s’oriente à présent vers ce qu’elle appelle un « plan pour la transition vers une réponse étatique en matière de migrations » –formule qui laisse peu de doutes sur la stratégie interventionniste qui précédait [22].

Dans l’optique d’une passation de cette mission au ministère de la Sécurité nationale, la gestion du camp de Lipa a été transférée depuis novembre 2021 au Service des affaires pour les étrangers, le SPS (Služba za poslove sa strancima), mieux connu sur le terrain par son acronyme anglais SFA (Service for Foreigners’ affairs). Comme l’a indiqué l’un des fonctionnaires de ce service, Lipa est « le premier centre entièrement géré par les institutions nationales de Bosnie-Herzégovine » [23] et représente une sorte de projet-pilote dans le plan de transition attendu par l’UE et l’OIM. En 2021, l’UE a ainsi financé la construction d’un espace dédié à la détention, transformant Lipa en « Centre polyvalent de réception et d’identification » [24]. On comprend, dès lors, la tension qui conduit aux interdictions d’accès à l’intérieur du camp, et la pression qui s’exerce sur les personnes encampées là pour qu’elles ne livrent pas d’informations aux personnes extérieures au camp [25].

C’est pourquoi le géographe Louis Fernier a entrepris de reconstituer l’espace de vie du camp à partir d’une méthode de reconstruction spatiale basée sur des plans d’évacuations et témoignages [26]. L’éloignement du camp, couplé aux ressources insuffisantes de la vie quotidienne, contribue à ce qu’il analyse dans son travail de thèse comme des « offenses spatiales » à l’encontre des personnes exilées [27].

Plan du camp de Lipa reconstitué © Louis Fernier, Nelly Martin & Luuk Slegers

Si, en 2023, les personnes encampées à Lipa évoquaient des conditions relativement bonnes, en comparaison avec les camps d’autres pays (d’où le terme de camp ’VIP’ sur la carte de Louis Fernier), les paroles recueillies au printemps 2024 sur les mauvaises conditions de vie sont plus nombreuses et véhémentes. Malgré les conditions d’hébergement plutôt clémentes à cette période (entre 348 et 603 personnes enregistrées à Lipa, pour une capacité de 1512 lits), les personnes exilées semblent manquer de tout dans les camps que l’UE et sa délégation en Bosnie-Herzégovine s’enorgueillissent de financer, contrairement à l’ambiance « bon enfant » décrite dans les rapports bimensuels de l’OIM [28].

À l’intérieur du camp de Lipa, le contraste est d’autant plus frappant que le logo de l’UE trône partout, aux côtés de ceux de l’OIM et de la dizaine d’ONG habilitées à intervenir dans le camp pour garantir des conditions d’accueil minimales. Les manquements évoqués touchent à des besoins élémentaires, comme l’explique S* :

« Le docteur vient seulement une heure le lundi et une heure le jeudi. Si quelqu’un est sur le point de mourir, ils vont faire quoi ? ».

De telles descriptions rejoignent l’avis de nombreux et nombreuses observateurices ; ce sont d’ailleurs ces conditions d’hébergement précaires qui motivent la présence régulière sur le terrain de collectifs comme No Name Kitchen, dont les volontaires tentent de pallier l’insuffisance de denrées alimentaires ou de Non Food Items (vêtements, kits d’hygiène, etc.).

La route d’accès au camp représente un autre symbole évocateur de ce contraste. Sur ce chemin de poussière crevassé, non entretenu, on croise des véhicules tous terrains et des vans floqués du logo de l’UE, issus de donations onéreuses. C’est le cas des véhicules tous terrains noirs d’une valeur de 370 000 euros, offerts en mars 2023 à la Direction pour la coordination des corps de police (qui a pris la responsabilité de la sécurité des camps l’année précédente) [29], ou encore des pickups et vans blancs donnés en février 2024 à la Police aux frontières pour « soutenir les actions opérationnelles dans les bureaux régionaux  », comme celui de Bihać, pour un montant de 500 000 euros [30].

La mise à l’écart et le dénuement font en revanche l’affaire de certain·es commerçant·es. Plusieurs magasins sont tolérés sur le terrain vague attenant au camp : nécessaires pour les personnes encampées, les produits qui y sont vendus sont aussi appréciés par les fonctionnaires de police qui viennent y acheter quotidiennement du pain, des cigarettes… Plusieurs hangars à l’abandon laissent imaginer une activité passée importante ; parmi ceux-ci on trouve encore la trace d’un magasin qui affiche un nom cynique : le Game shop.

Game shop © Morgane Dujmovic
Les Markets de Lipa © Morgane Dujmovic

Dans le principal commerce privé encore en fonction, on trouve en effet « tout pour le game »  : des vêtements chauds et chaussures de marche pour hommes ; des sacs de couchage ; et des cartes SIM utilisables uniquement pour internet en Croatie, Slovénie et Italie. L’un des vendeurs décrit sans détours les profits réalisés localement avec les migrants :

« Les gens ici ne sont généralement pas contents qu’il y ait des migrants, les accusent du moindre vol ou acte criminel, ils vont les accuser, mais en même temps les locaux en font un business important, imaginez, si on pense aux ventes, aux hébergements, aux taxis ! » [31].

En effet, on croise aussi à Lipa un ballet de taxis qui se relaient pour transporter les hommes encampés jusqu’au centre de Bihać. « Un travail non-stop, 24h sur 24h », comme me dit l’un d’eux. Les trajets pour la ville sont fréquents, pour se ravitailler, pour voir des proches placés au family camp, ou pour tenter le game. Devant le camp, les cartes de visite des taxis tapissent le sol terreux. On y trouve en continu une file de voitures stationnées, dans l’attente que les « clients » se regroupent : chaque trajet coûte 20 euros, alors les voyageurs tentent de se rassembler pour partager les frais.

Les taxis de Lipa © Morgane Dujmovic

Certains chauffeurs ne se cachent pas de générer une activité très lucrative et « d’utiliser les migrants pour de l’argent », selon les mots de l’un d’eux. Un autre, plus mesuré, me décrit longuement une activité pas si rentable, et plutôt risquée :

« Entre le carburant, les fois où ne se retrouve pas au bon endroit, finalement tu rentres juste dans tes frais. (…) Il y a cinq ou six ans, si tu prenais quelqu’un dans ton véhicule ne serait-ce que jusqu’à l’arrêt de bus, sans même parler d’aller à la frontière, on pouvait t’arrêter et te mettre en prison ; ça a été le cas de mon collègue, et moi j’ai eu un procès. C’est le seul endroit où on peut t’enfermer pour trafic sans même que tu aies passé une frontière ! » [32].

Le cadre légal bosnien a en effet permis de pénaliser le transport de personnes en migration irrégulière, donnant lieu à plusieurs condamnations de chauffeurs de taxi à des peines de prison. Il a aussi largement contribué à criminaliser tout type d’aide apportée aux personnes exilées en dehors des circuits des organisations humanitaires partenaires des autorités : des actions spontanées au sein de la population locale et des distributions, organisées par des ONG non officiellement habilitées, ont été réprimées de diverses manières (barrières administratives, poursuites, confiscations de passeports, expulsions de volontaires étranger·ère·s, etc.) [33].

Dernièrement, le transport de personnes exilées est encadré par un décret qui semble régir l’interdiction de façon plus souple et convenue : le transport n’est toléré que dans le cadre de l’activité professionnelle de taxi, mais avec un risque d’amende financière dont le montant (une centaine d’euros) reste assez faible pour que l’activité soit considérée comme rentable et qu’elle soit reconduite. De plus en plus d’habitants de Bihać se sont ainsi lancés dans cette activité dernièrement : plus de cent nouvelles licences de taxis auraient ainsi été délivrées fin 2023 [34].

Au-delà des utilitarismes locaux assumés, l’ambiance cordiale qui s’observe entre certains des hommes encampés à Lipa et des chauffeurs donne du crédit aux paroles empathiques que j’ai recueillies :

« Nous les aidons, c’est pour de l’argent, mais nous les aidons. Ils ont énormément de problèmes pour passer la frontière. Les policiers croates les tapent, leur prennent l’argent, le téléphone, leur envoient les chiens. J’ai directement été témoin ces violences ».

En effet, les personnes exilées refoulées qui souhaiteraient rejoindre le camp officiel de Lipa doivent s’y rendre par leur propre moyen : soit au terme de deux jours de marche, soit en appelant ces chauffeurs qui acceptent parfois de recevoir ultérieurement le règlement de leur course (autour de 100 euros).

Comme la plupart des habitant·es de Bihać, les chauffeurs de taxis se trouvent ainsi à des postes avancés pour observer les pratiques répressives de la police croate, et leurs liens avec la stratégie de contrôle de l’UE à ses frontières sud-est.

À suivre dans les prochains volets de cette série : les rescapé·e·s de la géostratégie européenne, les illégalités de la police croate et le jeu trouble de Frontex, la mortalité aux fleuves-frontières et les impacts du nouveau Pacte.

Épisode #2

Au printemps 2024, Morgane Dujmovic a recueilli une trentaine de récits auprès de personnes placées dans les camps de Borići et Lipa, dans la région nord-ouest de la Bosnie-Herzégovine qui borde la Croatie (Canton d’Una-Sana). Chacun de ces récits jette une lumière crue sur des projets migratoires qui se brisent, sur des corps violentés, sur des vies qui sont prises à cette frontière bosno-croate, aujourd’hui limite extérieure de l’Union européenne et de l’espace Schengen [35]. Qui sont les personnes qui essaient de rejoindre l’Europe, au risque de tout perdre dans la traversée des frontières  ? Que signifie, pour elles et eux, cette violence frontalière  ?

Cet article-portfolio est le deuxième épisode dune série dédiée aux conséquences humaines des politiques migratoires européennes externalisées dans les Balkans. Il a été publié sur Mediapart, Le Courrier des Balkans et visioncarto.net. Nous remercions chaleureusement l’équipe de visionscarto pour son travail de relecture et d’editing de ce texte.


Épisode #2. Les rescapé·e·s de la frontière


Au printemps 2024, j’ai amené la CartoMobile aux abords des camps de Lipa et Borići. Ce dispositif de recherche embarqué dans un camion aménagé me permet d’amener des ateliers de cartographie participative auprès de personnes exilées prises dans les mailles de la frontière. Mon objectif est d’inclure ces personnes dans la représentation de leur propre récit, là où les politiques migratoires encouragent leur mise à l’écart, leur invisibilisation, leur mise en silence.

La CartoMobile fonctionne comme un espace de création et de travail ajusté à la réflexion intellectuelle et à l’expression de soi ; c’est aussi un espace de répit et de repos, quand la violence du contexte frontalier l’impose (absence d’espace intime, déguerpissement, privation d’abri) [36].

À Lipa et Borići, toutes les personnes que j’ai accueillies dans la CartoMobile ont été concernées par des violences institutionnelles graduelles au cours de leur voyage en Europe. Ma présence dans ces lieux a généré une réaction de bouche-à-oreille : j’étais identifiée comme une personne écrivant sur les questions de frontières, et leur violence. Ainsi, des personnes encampées là sont venues à ma rencontre pour me raconter leur game [37]. De ces nombreux témoignages ressort une phrase unanime : «  Police of Croatia : problem  !  ».

La CartoMobile devant le camp de Lipa © Morgane Dujmovic 2023

Se faire « pushbacker  », loin du droit et des regards

Les habitant·es de Bihać se trouvent à des postes avancés pour observer les pratiques répressives de la police croate (voir le premier épisode). Les chauffeurs de taxis, en particulier, sont régulièrement contactés après les pushbacks pour ramener les personnes du lieu de refoulement (le plus souvent une zone isolée, en forêt ou montagne) jusqu’à la ville de Bihać ou au camp de Lipa. Comme l’explique l’un des chauffeurs que j’ai rencontré à Lipa :

« C’est pour de l’argent, mais nous les aidons. Ils ont énormément de problèmes pour passer la frontière. Les policiers croates les tapent, leur prennent l’argent, le téléphone, leur envoient les chiens. J’ai vu directement ces violences.  »

Parmi vingt-quatre personnes exilées que j’ai rencontrées à Lipa, vingt-trois avaient déjà tenté le game vers la Croatie. La plupart en étaient à leur cinquième ou sixième traversée avortée ; l’une d’elles avait essayé 26 fois. Au cours de leur refoulement, aucune de ces personnes n’avait reçu de copie d’un quelconque document. C’est le cas de H*, R*, T* ou U* [38] qui n’ont même pas vu le moindre document écrit au cours de leur refoulement. C’est aussi le cas de B*, qui explique avoir «  signé un tas de papiers, sans rien comprendre car c’était en croate  ».

Zone de refoulement à proximité du point-frontière Ličko Petrovo Selo (Croatie) / Izačić (Bosnie-Herzégovine) © Morgane Dujmovic 2023.

La raison en est simple : une partie importante de ces renvois est menée en toute illégalité. Ils se produisent en dehors même des cadres construits ces vingt dernières années pour organiser des expulsions, comme les accords de réadmission. Ces derniers se sont multipliés sous l’impulsion des institutions européennes afin de rendre possible l’éloignement rapide d’une personne vers un État dans lequel elle aurait seulement séjourné ou transité [39]. Les procédures de réadmission sont assorties de garanties procédurales minimales – en particulier, recevoir une décision écrite motivant le renvoi, être informé·e de ses droits et avoir la possibilité de comprendre cette décision dans une langue connue.

Les renvois illégaux documentés vont plus loin : ils violent ouvertement la Convention européenne des droits de l’homme (qui proscrit les expulsions collectives dont les motifs ne sont pas individualisés) et la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, qui devrait garantir à elle seule le principe de non-refoulement (article 33). Selon ce principe, les États ont l’interdiction de renvoyer un individu vers un pays où sa vie ou sa liberté sont gravement menacées – c’est-à-dire si cet individu est soumis à un risque de persécution, de torture ou de traitement dégradant en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques. Le non-refoulement implique que toute demande d’asile soit enregistrée et que la personne l’exprimant soit protégée le temps de l’examen de sa demande.

Bien que ce texte soit repris dans l’ensemble de l’acquis communautaire et du droit dérivé en matière d’asile, auquel doivent se conformer les institutions européennes comme les États membres, tous les témoignages concordent pour affirmer que les demandes d’asile exprimées dans les régions frontalières croates ne sont pas prises en compte. Les personnes en quête de protection l’ont bien compris, et l’ont pour beaucoup expérimenté au cours de leur propre refoulement : ainsi, l’objectif du game à cette frontière n’est pas uniquement d’entrer sur le territoire croate, mais bien de parvenir à rejoindre la capitale, Zagreb, où les pratiques sont réputées plus respectueuses du droit à l’asile.

Comme l’exprime simplement B*, un jeune Syrien qui vient d’être refoulé vers Bihać malgré la demande d’asile qu’il a exprimée auprès des policiers croates, abasourdi par l’idée qu’une institution ait pu agir de façon illégale aussi ouvertement sur le sol européen, c’est « un game étrange, un game complètement fou ! ».

Promeneurs et personnes refoulées à Bihać © Morgane Dujmovic 2023

Pour décrire les refoulements de plus en plus fréquemment menés en dehors des cadres légaux, un mot s’est généralisé : le pushback. Sa déclinaison, « se faire pushbacker », est, elle aussi, devenue courante. Le réseau d’associations Border Violence Monitoring Network (BVMN) implanté dans les Balkans estime que le terme serait apparu initialement avec les renvois illégaux menés massivement de la Croatie et de la Hongrie vers la Serbie à partir de 2016 [40], époque à laquelle le corridor migratoire des Balkans s’est refermé [41]. Plus généralement, les pushbacks sont pratiqués dans l’ensemble des renvois en chaîne (ou chain removals) opérés de l’Autriche jusqu’au sud des Balkans – ce que documente notamment l’initiative Push back alarm Austria à partir de 2021. Les refoulements ont aussi été largement observés aux frontières internes de l’espace Schengen : en France, l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé) publie de nombreux rapports à ce sujet [42] ; à la frontière franco-italienne la pratique, récurrente, a donné lieu à un arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne, le 21 septembre 2023 [43].

Couverture du rapport Black Book of pushbacks publié par le collectif BVMN

Le corollaire des pushbacks, c’est le déferlement de violences que permet l’absence de droits. On ne compte plus les rapports de chercheur·es [44], d’associations [45] ou d’institutions [46] qui ont documenté celles perpétrées par les polices des États balkaniques, en particulier depuis 2016 et la fermeture du corridor officialisé des Balkans. Les milliers de récits recueillis font désormais somme. Ceux qui ont pu être compilés par le réseau BVMN sont consultables dans une base de données en ligne et dans un Livre noir des pushbacks, publié en accès libre [47].

Véritable travail de fourmi pour reconstituer le déroulement des faits et leur caractère massif, le premier Black book paru en 2020 répertoriait 12 000 cas de violences, dépeints sur 1500 pages ; la seconde édition du livre noir, parue deux ans plus tard en 2022, dénombrait 25 000 cas (soit plus du double), sur 3 000 pages de description.

La carte ci-dessous spatialise ces violences et tente de faire apparaître, derrière les chiffres, l’individualité des personnes qui ont apporté leur témoignage – dont les identités sont anonymisées par le dessin [48].

Témoigner, une solidarité en voix et en actes. Carte : Morgane Dujmovic

Première publication de cette carte dans Atlas des migrations dans le monde. Libertés de circulation, frontières, inégalités, Migreurop, Casella-Colombeau Sara (dir.), Armand Colin, 2022, p.121.

Les témoignages circonstanciés, compilés par BVMN dans le cadre d’une méthodologie précise, font état de différents types de violences : insultes ; passages à tabac ; coups et blessures ; vols, confiscation et destruction des biens ; attaques de chiens ; menaces armées ; mutilations. Certaines pratiques se montrent particulièrement inventives : des intimidations et humiliations telles que des marquages de personnes par une croix de peinture rouge sur la tête, des déshabillages forcés. Ce sont aussi des mises en danger délibérées qui consistent à repousser vers les courants marins ou les rivières glacées des personnes ainsi forcées à la nage.

Les témoignages vont jusqu’à des allégations de viol et de tortures, relayées notamment par Amnesty International et reprises dans des décisions judiciaires. Par exemple, en janvier 2021, la Cour de Rome a émis un jugement en faveur d’un requérant qui avait subi un renvoi en chaîne illégal entre l’Italie, la Slovénie, la Croatie et la Bosnie-Herzégovine, en se basant sur le témoignage qu’il avait confié à BVMN [49]. Ce travail porté par des volontaires de la société civile est devenu une nécessité pour documenter les faits, en l’absence d’investigations menées par les pouvoirs publics.

Rescapé·es d’une géostratégie européenne de la violence

Renvoi, refus, expulsion, refoulement ou pushback… Les mots sont ternes pour dire l’empreinte des expériences indélébiles de la violence. Les chiffres ne peuvent non plus mesurer ce que produisent ces pratiques inhumaines et dégradantes. Mais en présence des personnes qu’elle affecte, cette violence généralisée prend une consistance : celle des innombrables traces laissées par les pushbacks sur les corps et dans les récits traumatiques.

À Borići et Lipa chacun porte sur soi, ou avec soi, une histoire de violence physique ou psychologique. M* a une jambe blessée depuis sa dernière tentative pour entrer en Croatie, et ne peut plus se permettre de marcher, en l’absence d’examens et de soins appropriés. Pour T*, c’est le travail et le rêve d’une vie qui se sont brisés aux frontières croates :

« Ma carrière de boxeur a pris fin parce que la police croate m’a blessé aux genoux droit et gauche  ».

Sa force mentale lui permet de relativiser : «  Il y a ceux qui sont devenus complètement incapables de marcher, cela continue de se produire ici en Bosnie  ». F* dit avoir subi des violences de la police croate, qu’il ne s’autorise pas à détailler. E* m’explique qu’il puise dans la musique la force de ne pas devenir fou.

Conversations dans le « Market » de Lipa © Morgane Dujmovic 2024

Loin des portraits misérabilistes ou victimisants – qui voudraient que les personnes violemment refoulées soient par essence des victimes alors qu’elles sont victimes de législations, de dispositifs et de pratiques bien identifiables [50] –, il importe de prendre le temps d’une question simple : qui sont les personnes ciblées par de telles violences ?

«  Ici, tu pourrais écrire un livre sur chacun  ». Comme le suggère R*, l’un des hommes rencontrés à Lipa, les parcours migratoires sont riches et pluriels. Les trajets diffèrent, que l’on vienne d’Afghanistan, de Syrie, d’Irak, du Pakistan, d’Afrique du Nord ou subsaharienne. Les profils socio-économiques aussi, entre personnes désœuvrées, en études, qualifiées ; à Lipa, on trouve un cuisinier, un économiste, un ingénieur, un musicien, un boxeur professionnel… Les chauffeurs de taxi le savent aussi : « Parmi eux, on rencontre des gens très éduqués, diplômés, des professeurs même  ».

Ces expériences multiples indiquent qu’il est vain de comparer les raisons du départ : les personnes fuient autant des guerres que des persécutions, ou encore des contextes sociaux et politiques rendant impossible une vie décente.

Une autre tendance interpelle : beaucoup des personnes bloquées dans le canton d’Una-Sana ont déjà séjourné par le passé dans des États membres de l’UE, parfois plusieurs années, avant que de nouvelles barrières physiques et administratives ne s’érigent contre elles. Celles-ci sont l’effet de législations durcies avec la construction de l’espace Schengen depuis les années 2000. Le contrôle s’exerce désormais en amont de celui-ci, dès le dépôt d’une demande de visa Schengen dans les pays de départ ; il se prolonge ensuite dans l’ensemble des pays de transit où sont externalisés des dispositifs de contrôle financés par l’UE ; enfin, les barrières administratives agissent à la suite de renvois forcés vers les pays d’origine, par exemple via des interdictions de territoire européen.

Pour Schengen, un monde bienvenu, et un monde « indésirable » Cartographie : Philippe Rekacewicz

Voir la carte en ligne.

J* raconte qu’il a vécu légalement en France dans les années 1990, où demeure une partie de sa famille, avant de repartir vivre en Tunisie ; pour refaire ce voyage vingt ans plus tard, c’est un chemin devenu clandestin qu’il a dû emprunter par la Turquie, la Bulgarie, la Macédoine du Nord, la Serbie et la Bosnie-Herzégovine, où il est à présent à l’arrêt. De son côté, X* a pu travailler deux ans en Italie après son départ du Maroc ; il a ensuite été expulsé en Serbie, d’où il a repris son voyage vers le Kosovo, l’Albanie et le Monténégro, où je l’ai rencontré avant qu’il ne rejoigne à son tour l’un des camps de l’OIM en Bosnie.

Ces récits illustrent bien que les personnes prises dans le « sas » des frontières balkaniques sont l’objet d’un processus « d’illégalisation » progressif [51]. Comme l’écrit à juste titre Steffen Mau, c’est une « cascade de frontières » qui se dresse devant celles et ceux qui se présentent sur les routes des Balkans. Mais cette frontière démultipliée opère au-delà de l’espace balkanique : elle est «  encastrée dans une constellation supra-régionale  » et intégrée à la gestion des frontières et des migrations de l’UE [52] – ou, plus précisément, réactivée dans les Balkans par l’UE.

Les personnes qui sont prises dans ce maillage frontalier étendu expérimentent des violences cumulatives et graduelles. Au-delà de sa fonction administrative, filtrante (voir l’épisode 1), le « sas » des Balkans remplit une fonction biopolitique, dégradante : si les personnes catégorisées comme indésirables n’abandonnent pas, elles parviennent en Europe de plus en plus détruites par la traversée.

L’expérience sensible de la violence frontalière

J’ai cherché à rendre compte de cette violence graduelle autrement qu’avec les mots de la chercheuse, qui tendent à neutraliser la violence pour l’objectiver. La méthodologie que j’emploie sur le terrain vise à faciliter l’expression des récits et des savoirs issus de l’expérience des frontières. Ma démarche consiste à inclure les personnes dans la représentation de leur parcours, au moyen d’ateliers de cartographie participative [53]. Quand cela est imposé par la violence du contexte frontalier (absence d’espace intime, déguerpissements, privation d’abri), ces ateliers se déroulent dans un véhicule aménagé (la CartoMobile), conçu comme un espace de répit, de création et de travail, plus adapté à l’expression de soi et à la réflexion intellectuelle.

Au printemps 2024, j’ai amené la CartoMobile aux abords des camps de Lipa et Borići. Elle a accueilli plusieurs personnes, toutes concernées par des violences institutionnelles graduelles au cours de leur voyage en Europe. Le travail de cartographie que j’ai entrepris avec R* illustre son parcours de la Tunisie à la Bosnie-Herzégovine en tentant d’adopter son regard, pour approcher la dimension sensible de son expérience. La carte narrative qui en ressort porte comme intitulé une citation de R* : « Dix ans de voyage, et combien de frontières, pour que j’aie le droit de devenir quelqu’un  ?  ».

Carte de Morgane Dujmovic et R*

Le parcours individuel de R* reflète des réalités macro. Comme J* et X*, il n’en est pas à son premier séjour en Europe : il a quitté la Tunisie une première fois à la suite des printemps arabes en 2013, pour rejoindre l’Italie par la mer, puis la France et l’Allemagne. Cinq années se sont écoulées là, avant que sa demande d’asile soit rejetée et qu’il soit expulsé vers la Tunisie, avec une interdiction de territoire de cinq ans.

R* a repris la route en 2019, cette fois par la Turquie : c’est pour lui le début d’une série de refoulements en chaîne à travers sept pays du sud-est de l’Europe. Au fil de ce périple qui dure cinq ans, jusqu’à notre rencontre en Bosnie-Herzégovine, on voit graduellement la frontière s’épaissir et le parcours se fragmenter, cherchant de nouvelles voies à travers des États membres de l’UE (la Grèce, la Hongrie, la Slovaquie et la Croatie), ou des États non membres qui appliquent les mesures de contrôle frontaliers promues par les premiers (la Macédoine du Nord, le Kosovo, la Serbie et la Bosnie-Herzégovine). On décèle dans cette étape du parcours la frontière « en cascade » que l’on peut expérimenter à l’approche de l’UE, lorsqu’on est engagé sur des routes rendues illégales. Le témoignage de R* fait aussi partie de ceux qui questionnent le rôle de Frontex, l’agence étant mentionnée comme responsable de refoulements illégaux et violents à deux étapes du parcours (aux frontières macédo-grecque et croato-bosnienne) [54].

Depuis la perspective de R*, on peut comprendre l’expérience de la frontière à plusieurs niveaux. Aux barrières géopolitiques et administratives s’ajoutent les frontières physiques, géographiques et individuelles : d’une part la mer Méditerranée, les montagnes des Balkans et les rivières frontalières, comme la Drina dans laquelle il a chuté accidentellement en 2023 ; d’autre part son propre corps, dont les capacités se sont dégradées depuis cet accident et son hospitalisation de plusieurs mois. C’est en partie ainsi que R* a expliqué ses difficultés à entreprendre le game vers la Croatie (deux tentatives en un an).

Le fait qu’il s’estime « bloqué » en Bosnie-Herzégovine est également l’effet des dispositifs de contrôle durcis à la frontière bosno-croate, au regard de l’ensemble du parcours :

« Je suis parti il y a 10 ans, j’ai traversé plus de 10 pays. Ça fait 10 mois que je suis bloqué ici en Bosnie. Finalement, c’est ici à la frontière croate que j’ai été stoppé. De toutes les frontières, la plus difficile, c’est la Croatie  ».

Les mots qui ont accompagné le processus cartographique traduisent sa lucidité sur la fonction dissuasive des violences policières appliquées sans discernement :

« Ils frappent beaucoup pour nous faire peur, nous empêcher de repasser la frontière. Mais ils ont peur des terroristes, pas des gens comme nous  ».

Avec R*, nos choix graphiques ont cherché à restituer ce vécu rétrospectif. Celui d’un corps affecté par les épreuves du voyage, au centre de la carte. Celui d’une frontière qui enferme, d’où la disposition en cercle des pays traversés. Celui d’un voyage fragmenté par des expulsions multiples, rendu par la dislocation des repères spatiaux. Celui d’une illégalité collante, omniprésente et insidieuse, à l’image des bribes d’expériences qui serpentent. Celui du temps long et cyclique, de l’éternel recommencement du game. Celui, enfin, d’une condition incertaine et incomprise, comme le traduit son interrogation : «  combien de frontières pour que j’aie le droit de devenir quelqu’un  ?  ».

À l’échelle des parcours qui durent plusieurs années, en effet, les violences frontalières imprègnent les souvenirs autant que les perspectives d’avenir. Devant le camp de Borići, B* déplore que son petit frère porte sur ses jambes des séquelles du long voyage entrepris par les Balkans, depuis la Syrie. À Lipa, H* décrit comment il a vu sa santé dégringoler depuis son enfermement en Serbie, en me montrant les médicaments pour l’anxiété donnés au camp de Lipa :

« Avant j’étais en forme, très sportif, et maintenant : cigarettes, psychologue, médicaments.  »

E*, lui, parle longuement de sa condition d’homme noir dans les Balkans, depuis son arrivée par une île de la frontière gréco-turque.

Les impacts physiques et psychologiques des périples balkaniques continuent de s’observer à travers le temps et la distance, par exemple auprès des personnes qui parviennent ensuite à la frontière italo-française [55]. Dans la carte ci-dessous, réalisée au refuge des Terrasses solidaires de Briançon en 2023, Marouane a recomposé son expérience des Balkans en associant une émotion ou un mot-clé à chaque pays traversé : l’agonie pour le Maroc, le racisme en Turquie, la peur en Serbie, et la mort en Hongrie. Plus généralement, lorsque des personnes exilées en réchappent, c’est le récit rétrospectif d’un véritable « voyage de la mort » [56] dans les Balkans qui se dessine.

Carte du parcours balkanique de Marouane réalisée à Briançon. Carte : Marouane et Morgane Dujmovic

Si ces histoires de violences aux frontières sont singulières, elles sont assez récurrentes pour être significatives, et instructives. La somme des témoignages donne à voir l’expérience d’une frontière « mobile », d’une « frontiérité » qui s’exerce tout au long du parcours avec peu de discernement [57]. Plusieurs auteurs ont montré que la violence fait partie intégrante de la frontière, qu’elle en est une composante structurelle, soit dans une logique d’affirmation de l’État [58], soit dans une logique de privation de certaines ressources [59].

Avec le récit de R* et des autres personnes rencontrées à la frontière bosno-croate, on comprend que cette privation cible des accomplissements personnels, des projets de vie assez simples, face auxquels la géostratégie guerrière déployée par l’UE paraît démesurée. Enfin, les témoignages qui parviennent des Balkans amènent au constat, glaçant, que les violences physiques et psychologiques font désormais partie des stratégies de contrôle frontaliers de plusieurs États européens, soutenus en ce sens par l’UE. Le filtre frontalier n’opère plus tant sur le plan de droits liés à des statuts (puisque ces droits sont massivement violés), mais sur les capacités de chacun·e à survivre à ces violences institutionnalisées.

Celles et ceux qui en ressortent indemnes sont des rescapé·es de la frontière européenne.

À suivre dans les prochains volets de cette série : les illégalités de la police croate et le jeu trouble de Frontex, la mortalité aux fleuves-frontières et les impacts du nouveau Pacte.

Remerciements

Je remercie les personnes exilées rencontrées sur ces routes et le long de ces cours d’eau, les personnes issues des collectifs, associations, universités et institutions avec lesquelles je me suis entretenue, ainsi que Louis Fernier, Romain Kosellek, Eva Ottavy, Elsa Putelat et Marijana Hameršak pour leurs apports précieux en amont ou au cours de cette mission de terrain.

Note sur la recherche

Cette série d’articles-portfolios est issue d’une recherche de terrain menée au printemps 2024 dans plusieurs pays d’Europe du sud-est : Croatie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro et Albanie. L’ensemble des personnes rencontrées sur le terrain sont destinataires de cette publication. Les demandes d’information envoyées à Frontex et aux différents ministères de l’Intérieur / de la Sécurité pourront faire l’objet de mises à jour ultérieures.

Cette publication s’inscrit dans le cadre du travail mené au CNRS par l’autrice, sur différents terrains frontaliers violents – dans les Balkans, en Italie, en France et en Méditerranée centrale. Au-delà des méthodes classiques d’observation et d’entretien des sciences sociales, Morgane Dujmovic mobilise un dispositif mobile, embarqué dans un véhicule aménagé, qui lui permet d’amener des ateliers de cartographie participative auprès de personnes exilées prises dans les mailles de la frontière, afin de les inclure dans la représentation de leur propre récit, là où les politiques migratoires encouragent leur mise à l’écart, leur invisibilisation, leur mise en silence. Ce projet vise le développement d’une cartographie sensible et « expérientielle » des frontières européennes. Il a donné lieu à une exposition itinérante et à l’émergence d’un collectif art-science regroupant cartographes et personnes exilées. Voir le site du projet CartoMobile (en construction).