Les camps d’étrangers, dispositif clef de la politique d’immigration et d’asile de l’Union européenne

Paru dans « La mise à l’écart de l’étranger, centres fermés et
expulsions », coordonné par P-A Perrouty, éd. Labor, 2004.

Une version courte de ce chapitre, depuis largement complétée et
actualisée, est parue dans la revue Mouvements, n° 30, nov-déc. 2003,
sous le titre Les camps d’étrangers, outils de la politique
migratoire de l’Europe

Claire Rodier est juriste au GISTI - groupe d’information et de soutien des immigrés, Paris

Réunis à Thessalonique pour un Conseil européen consacré à la
politique commune d’asile et d’immigration, les quinze Etats membres
(avant élargissement) de l’Union européenne ont rejeté au mois de
juin 2003 le projet, qui leur était proposé par le premier ministre
britannique Tony Blair, de créer hors des frontières de l’Union des
« centres de transit » pour y envoyer des demandeurs
d’asile en instance. Provisoirement écartée - pour combien de temps ?
 , la perspective de mettre dans des camps les candidats à l’asile en
Europe ne devait pourtant pas être abandonnée, et reste - on va y
revenir - d’une menaçante actualité.

L’idée n’est au demeurant pas nouvelle : dès 1986, le gouvernement
danois proposait un système de gestion des demandes d’asile dans des
centres de traitement régionaux, administrés par les Nations Unies,
dans lesquels auraient été systématiquement placés les requérants
d’asile ayant illégalement franchi la frontière. Quelques années plus
tard, les Pays-Bas inscrivaient à l’agenda de la conférence
intergouvernementale de l’UE ouverte en 1994 un projet de centres
d’accueil et de traitement pour demandeurs d’asile, situés dans les
régions d’origine, à proximité des pays de départ [1]. Pratiquée depuis
longtemps ailleurs qu’en Europe, la méthode n’est pas non plus
originale. En Australie la Pacific solution consiste à interner les
demandeurs dans des camps installés, sous autorité australienne, sur
le territoire de micro-Etats voisins [2]. Quant aux Etats Unis, c’est sur
la base navale américaine de Guantanamo, ou à bord d’un bâtiment de
la Marine installé à proximité des côtes jamaïcaines qu’ils ont,
entre 1991 et 1995, retenu des boat people haïtiens interceptés en
mer pour soumettre leur demande d’asile à un pré-examen, avant
d’éventuellement les admettre sur terre américaine ou, plus souvent,
de les refouler [3]. Surtout, la proposition
anglaise de délocaliser l’instruction des demandes d’asile en
envoyant les requérants dans des camps s’inscrit dans un contexte où
l’enfermement des étrangers tend à se généraliser dans l’Union
européenne et à ses portes. Au point qu’il faudrait désormais, pour
traduire la réalité, ajouter sur les cartes illustrant les études sur
la place de l’immigration dans le continent des taches de plus en
plus nombreuses pour figurer les camps en tout genre dans lesquels
l’Europe enferme ceux qu’elle ne veut pas voir. A tenter de prendre
la mesure du phénomène [4], on s’aperçoit en effet que, un
peu partout, des centaines de milliers de personnes paient de leur
liberté d’aller et venir le prix de la construction d’une Europe
sécuritaire.

Au moment où, en s’élargissant à vingt-cinq, l’Union européenne fait
entrer soixante-quinze millions d’élus dans le club de ceux qu’elle
reconnaît comme les siens, la mise en camps des parias que sont
redevenus, au début de XXIème siècle, les migrants et les réfugiés,
est de fait en train, sans qu’il y soit jamais fait officiellement
allusion, de prendre une place décisive dans sa gestion des questions
d’immigration et d’asile. Pour en rendre compte, on se propose dans
un premier temps de dresser une typologie des lieux de cantonnement
d’étrangers et de leurs caractéristiques communes (I). Ensuite, par
une analyse des travaux menés par l’Union européenne depuis la
signature du traité d’Amsterdam (1997), on cherchera à identifier les
ressorts sur lesquels s’appuie le discours officiel pour en justifier
l’existence et le développement (II), puis à démontrer comment les
camps d’étrangers s’intègrent dans un ensemble de mesures qui, sous
l’appellation de « politique commune d’asile et d’immigration
 », tend vers l’« externalisation » du contrôle de ses
frontières et l’éloigne de plus en plus des principes qu’elle prétend
défendre (III).

I Une tentative de typologie

La palette des camps pour étrangers produits par les sociétés
développées est large. Il peut s’agir de centres ouverts ou fermés,
publics ou privés, légaux ou informels, conçus pour accueillir des
demandeurs d’asile, des sans-papiers, des étrangers en passe
d’expulsion ou de refoulement, ou en attente de la décision qui les
autorisera ou non à franchir une frontière. Le régime en vigueur dans
ces lieux, la durée moyenne de maintien, le statut des étrangers qui
y sont placés, les dispositifs spécifiques éventuellement prévus
(pour les mineurs, pour les familles) sont variables. Ils diffèrent
selon qu’on parle des camps-frontières situés à proximité des
aéroports et des ports comme les zones d’attente françaises ou
certains Centri di permanenza temporanea e assistenza italiens, des
detention centers britanniques ou des Centros de Internamento
Extranjeros
espagnols, véritables prisons pour étrangers, des
Ausreizencentrum allemands où les indésirables sont « incités
 » à partir volontairement, des centres fermés de Belgique, ou
encore des centres et locaux de rétention français où ils
attendent d’être expulsés. Il s’agit également des camps-sas dans
lesquels échouent - parfois au sens propre - les migrants tentant de
gagner l’Europe par l’est ou le sud : une vingtaine dans des îles
grecques, cinq ou six à Malte, d’autres encore aux Canaries, en
Sicile, en Hongrie, en Slovénie... Encore n’a-t-on évoqué ici que des
camps situés dans l’Union européenne. Car le spectre peut être
enrichi si l’on prend en compte les zones entonnoirs où sont retenus,
sur la route de l’exil, ceux que l’Europe aspire ou qui aspirent à
l’Europe : celles d’Ukraine, du sud de l’Algérie, de la Libye,
constituent autant de barrages érigés entre l’Eldorado européen et le
reste du monde. Il faudrait aussi parler de Ceuta et Melilla, ces
deux villes espagnoles enclavées en territoire marocain, autour
desquelles ont été érigées des murailles en acier galvanisé de plus
de trois mètres de hauteur, équipées de barbelés, capteurs, caméras,
projecteurs, et longées d’un no man’s land de cinq mètres de large.

Sous la diversité des formats, des caractéristiques communes
interrogent la légitimité de ces camps. La première tient à leurs
occupants : exclusivement étrangers (hors UE), ils ne sont coupables
d’aucun autre délit que d’avoir enfreint ou tenté d’enfreindre les
règles que les Etats ont posé pour le franchissement de leurs
frontières. Et si, souvent, la création d’un camp correspond à la
volonté de cacher une réalité dont la visibilité devient gênante - on
pense à celui de Sangatte, ouvert dans le nord de la France en 1999
pour abriter des réfugiés jugés envahissants par une partie de la
population locale -, la donne est parfois plus complexe. Au-delà du
souci de rationalité qui conduit à grouper les étrangers dans un même
lieu, le message lancé aux opinions ne doit pas être négligé.
Opinions européennes d’une part, parce qu’en évoquant la prison, le
camp d’étrangers illégaux alimente dans les esprits l’association
étrangers = délinquants, qui à son tour sert à justifier les mesures
prises par les autorités en matière de lutte contre l’immigration
clandestine, notamment la criminalisation du séjour irrégulier, et
plus généralement de durcissement des lois relatives aux étrangers.
Opinions des pays d’origine des migrants d’autre part, par le « 
signal fort », supposé dissuasif, envoyé par ce biais aux
candidats à l’émigration.

Autre trait commun : il paraît impossible d’assurer, dans ces lieux
de relégation, le respect des droits fondamentaux. C’est bien sûr le
cas dans les camps fermés où la liberté de se mouvoir est entravée.
Mais, plus généralement, toutes les situations identifiées révèlent
des violations, plus ou moins systématiques, plus ou moins
inévitables lorsqu’elles ne sont pas volontaires, de droits
fondamentaux : droit d’asile, droit au respect de la vie privée et
familiale, droit de ne pas subir des traitements inhumains ou
dégradants, ou encore droits spécifiques dus aux mineurs [5]. L’indétermination juridique, souvent associée à
l’indétermination temporelle, relève de ce registre, tant font en
général défaut un statut clair du camp et des informations sur les
modalités, l’encadrement procédural et la durée de la rétention.

Enfin, la disparition de l’individu au profit du groupe constitue une
troisième caractéristique du camp. De même qu’on nie la particularité
des parcours personnels en parlant des « flux migratoires
 », de même on utilise, pour désigner la population du camp, des
termes globalisants comme « clandestins », « migrants
illégaux », ou encore « réfugiés », selon qu’on se
situe dans le registre péjoratif ou compassionnel. Le camp ne connaît
pas les personnes, au mieux il les catégorise pour les besoins de la
cause administrative : célibataires, femmes, mineurs isolés,
déboutés, etc. [6]

Parce qu’il n’y a pas vraiment faute et parce que les individus,
dissous dans des groupes, sont privés du « droit d’avoir des
droits » selon la formule de Hannah Arendt, l’enfermement des
étrangers relève moins d’une volonté de sanctionner une personne
coupable d’un délit que d’une sorte de contrat tacite passé entre
l’Etat et la société, à laquelle il est présenté comme une garantie
de sa sécurité. Là pourrait résider l’explication de cette
réinvention des camps comme instruments d’une politique, ici pour le
contrôle des déplacements des migrants, dans le prolongement des
camps qu’en d’autres temps on a conçu pour isoler, à titre de mesure
préventive, des personnes estimées dangereuses pour la sûreté de
l’Etat. Aujourd’hui comme alors, cette politique fait appel à des
postulats qui, quoique loin d’être vérifiés, sont destinés à
convaincre, pour justifier les moyens mobilisés au service de sa mise
en oeuvre.

II Les outils de légitimation des camps

1. Etat de guerre contre l’immigration

Le premier de ces postulats s’appuie sur l’évolution de la notion de
frontière, dont le modèle traditionnel a été bousculé, au cours du
XXème siècle, par une série de facteurs tels que les nouvelles
technologies de communication, l’émergence de nouveaux acteurs
internationaux ou la mondialisation des échanges économiques [7]. Parce que ce contexte bouleversé a entraîné une plus grande
perméabilité et une recomposition des frontières « classiques
 », la compensation de ce phénomène, par un renforcement et une
sophistication des moyens d’empêcher les personnes de les franchir,
est présentée comme une nécessité. L’entrée en vigueur de la
convention de Schengen, en 1995, a permis de roder l’argument : pour
une de ses dispositions organisant la liberté de circulation par la
suppression des contrôles aux frontières entre les Etats signataires,
les quelque cent-vingt-cinq autres articles de cette convention
mettent en place les dispositifs destinés à pallier le « déficit
de sécurité » forcément induit par cette ouverture. Dans la
foulée, la surveillance des frontières, avec la lutte contre
l’immigration clandestine, est devenue depuis la fin des années
quatre-vingt-dix le pivot de la politique commune mise en place par
l’UE avec le traité d’Amsterdam (entré en vigueur en 1999) dans les
domaines de l’asile et de l’immigration. Le processus s’est accéléré
depuis le 11 septembre 2001, date charnière après laquelle le combat
contre le terrorisme a été désigné comme objectif prioritaire de
l’Union, à l’aune duquel devait être réévalué l’ensemble de la
législation relative aux étrangers. Si la question de l’immigration
illégale était déjà, dans le discours officiels et dans les esprits,
traitée sur le même plan que la grande criminalité et le trafic de
stupéfiants, elle est désormais étroitement associée à la menace
terroriste. Dans certains pays comme l’Italie, les immigrés,
notamment de confession musulmane, en ont directement subi les
conséquences [8]. Pour autant, le lien
entre les deux n’a jamais été démontré en pratique, et il est plus
que probable que si une telle menace pèse sur l’Europe, ses auteurs
n’empruntent pas les mêmes canaux que les migrants. Qu’importe ! Un
climat de méfiance règne désormais, qui favorise le passage à l’étape
suivante.

Car à péril grave il convient d’opposer riposte à la hauteur : de
plus en plus, l’immigré est présenté comme l’ennemi, et c’est par
conséquent au registre belliqueux qu’il est fait appel, dans le
discours comme dans les actes, pour lui régler son compte. Le
vice-président du Sénat italien, Roberto Calderoli, élu de la Ligue
du Nord, illustre de façon caricaturale l’amalgame
immigration/guerre/terrorisme en invoquant, au lendemain de
l’exécution par ses ravisseurs d’un soldat italien en Irak, la « 
loi du talion » pour réclamer « l’expulsion de 1000
immigrés islamiques pour chaque jour d’emprisonnement supplémentaire
des otages en Irak [9] ». Plus
concrètement, ce sont en Méditerranée des moyens militaires -
patrouilles flottantes mixtes, forces navales et aériennes de
l’OTAN [10] - qui sont déployés pour
arraisonner les embarcations de clandestins supposés et terroristes
potentiels qui tentent la traversée depuis les côtes africaines. En
Belgique, c’est par avion militaire qu’en avril 2004 était expulsé un
groupe de Guinéens à destination de Conakry. Après la mort par
noyade, en juin 2003, de plusieurs dizaines de personnes naufragées
entre la Tunisie et l’île de Lampedusa, Umberto Bossi, numéro trois
du gouvernement italien, n’a-t-il pas, de son côté, déclaré qu’il
entendait « faire tonner le canon » pour empêcher les
bateaux acheminant des clandestins d’approcher les rives
italiennes [11] ? En France, un
projet de loi présenté au conseil des ministres par la ministre de la
Défense en avril 2004 permettra aux autorités de prendre des mesures
de coercition à l’encontre de navires étrangers en haute mer en cas
de « soupçons de trafic de stupéfiants ou de trafic de migrants
 ». En écho à ces menaces, la mort des perdants de cette guerre
larvée devient banale, sinon normale. On estime ainsi à 4 000 le
nombre de personnes qui se sont noyées en tentant de franchir le
détroit de Gibraltar pendant de la dernière décennie du XXème
siècle [12]. La lecture quotidienne des dépêches se transforme en
macabre chronique du coût humain de la sanctuarisation de l’Europe.
Pour les seuls six premiers mois de l’année 2003, deux cents Ghanéens
auraient, selon les autorités de leur pays, succombé à la fatigue et
à la déshydratation au cours de leur traversée du désert libyen sur
la route vers l’Europe [13]. En septembre de
la même année, vingt-trois Pakistanais ont trouvé la mort en essayant
de franchir le fleuve Evros qui sépare la Turquie du nord-est de la
Grèce [14]. En octobre, une quinzaine
de Somaliens ont été retrouvés errant en pleine mer, entre la Tunisie
et la Sicile, avec treize cadavres entassés sur le pont de leur
bateau tandis que les autres passagers, au moins soixante-dix
personnes, ne sont jamais arrivés et ont probablement péri
noyés [15]. A la même période , cinquante
personnes sont mortes ou disparues en attendant l’intervention, trop
tardive, de la guardia civil espagnole, après que leur barque ait
chaviré à moins d’un kilomètre du port de Cadix [16]. Au mois de janvier 2004, vingt-et-un Albanais sont
morts de froid dans le détroit d’Orante, en mer Adriatique, alors
qu’ils essayaient de gagner l’Italie à bord d’un bateau pneumatique
par une mer déchaînée [17]. En février,
seize Egyptiens ont connu le même sort non loin de la côte maltaise.
Au large des îles Canaries, ce sont trente immigrants subsahariens
qui ont disparu au cours des quatre premiers mois de l’année
2004 [18].

Il n’est pas nécessaire de poursuivre cette sinistre énumération pour
se convaincre que l’hécatombe, si elle n’est pas délibérément
provoquée, est bien le produit de l’offensive menée par les Etats de
l’Union européenne contre ceux qu’on désigne à l’opinion comme des
envahisseurs. Dans ce climat de guerre soigneusement entretenu,
comment l’internement des « ennemis » que s’invente
l’Europe en la personne des migrants n’apparaîtrait-il pas comme une
réponse logique ?

2. L’abus d’asile

Le traitement de la question de l’asile fournit un postulat
complémentaire, sous la forme de deux affirmations étroitement
articulées, assénées comme des évidences : la pression de la demande
d’asile en Europe serait devenue insupportable, et l’essentiel de
cette demande émanerait de « faux » réfugiés qui cherchent
à détourner les règles en matière d’immigration. Tenu d’abord par
quelques uns, puis par tous les Etats membres [19] de l’UE, ce discours en deux temps, désormais repris
à son compte par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les
Réfugiés (HCR) lui-même [20], a accompagné le processus d’élaboration de la politique
commune en matière d’accueil des réfugiés initié au sommet européen
de Tampere de 1999. Il en résulte une série de normes européennes
dont la vocation semble être de filtrer, par tous moyens, les
demandes d’asile pour en écarter le plus grand nombre. Sans remettre
ouvertement en cause la convention de Genève de 1951 sur les
réfugiés, ces normes concourent à entraver l’accès des procédures aux
requérants d’asile et à mettre en place des formules de protection au
rabais [21].
Après avoir fixé des règles permettant de procéder à l’examen des
requêtes non pas dans le pays où elles sont déposées mais dans celui
par la frontière duquel le candidat à l’asile a pénétré sur le
territoire européen [22] - au risque de créer un sérieux déséquilibre au
détriment des nouveaux adhérents de 2004 qui forment la nouvelle
frontière extérieure de l’Union - les Etats membres se sont attachés
à inventer des hypothèses dans lesquelles il sera possible
d’instruire les demandes d’asile dans le cadre de procédures
accélérées, voire de ne pas les examiner du tout en les considérant
d’emblée comme irrecevables, au motif qu’elles sont « 
manifestement infondées », c’est à dire qu’elles émanent de
personnes dont il est décrété à l’avance qu’elles n’ont pas besoin de
protection. Au concept de « pays sûr » - pays d’origine
dont les ressortissants sont définis comme a priori hors champ de
la convention de Genève - sont ainsi venus s’ajouter, dans les
discussions autour d’une directive concernant les procédures d’octroi
et de retrait du statut de réfugié, ceux de « pays tiers sûrs
 », de « pays voisins sûrs », et même de « portion
sûre d’un pays ». Au nom de la dissuasion contre les supposés
fraudeurs à l’asile, l’Union européenne est tout simplement en train
de vider la convention de Genève de son contenu, ou, pour reprendre
la formule utilisée par Kofi Annan, secrétaire général de
l’Organisation des Nations Unies, d’« annihiler le régime de
l’asile » [23]. Au point qu’à l’échéance de cinq ans fixée par le
traité d’Amsterdam pour l’adoption du premier volet de la politique
commune d’asile, intervenue le 1er mai 2004, le HCR et les principaux
réseaux européens d’ONG oeuvrant dans le domaine de l’asile, qui ont
longtemps soutenu les initiatives de la Commission européenne dans
l’élaboration de cette politique, se sont publiquement déclarés en
désaccord avec l’évolution du processus [24].

La réalité ne vient pourtant pas valider les présupposés qui
alimentent cette rhétorique : d’une part, l’Europe n’accueille qu’une
part infime - autour de 5% - du nombre de réfugiés en quête de
protection sur la planète. D’autre part, nombre d’entreeux venant de
pays en guerre ou très déstabilisés, rien ne permet de décider a
priori
qu’ils sont fraudeurs. Mais, là encore, le discours prend le
pas sur les faits, et sert à faire accepter par les opinions
occidentales le traitement aujourd’hui réservé aux demandeurs
d’asile. Dans bien des cas, ceux-ci sont en effet contraints, dans
les pays où ils sont parvenus à déposer leur requête, de survivre
sans toit fixe, sans droit de travailler, avec une assistance
matérielle réduite au minimum en attendant qu’on décide de leur sort.
On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, qu’ait pu naître et
prospérer ça et là l’idée d’assigner à résidence dans un centre ad
hoc
ceux qu’on a transformés en indésirables afin de faciliter la
gestion de leurs déplacements - et le moment venu de leur
éloignement. Dirigeant de la droite populiste en Suisse, Christophe
Blöcher promettait ainsi, avant d’entrer au gouvernement comme
ministre de l’Intérieur, de créer « des camps d’accueil pour
traiter les demandes [d’asile] de la façon la plus centralisée et la
plus efficace possible [25] ».
L’internement des demandeurs d’asile a aussi pour objet, on l’a vu,
de soustraire la présence gênante de ces importuns à la vue du
public. Malte, petit pays de 350 000 habitants, nouvel adhérent de
l’Union européenne en 2004, présente à cet égard un caractère
d’exemplarité : depuis la fin des années quatre-vingt-dix, les côtes
maltaises ont vu échouer par hasard, par erreur ou à la suite de
sauvetages en mer de plus en plus de migrants et demandeurs d’asile
en route pour l’Europe via l’Italie toute proche. Tous ces étrangers
sans exception, qu’ils sollicitent ou non protection des autorités,
sont dès leur arrivée placés dans des centres fermés où ils attendent
pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, qu’il soit statué sur
leur sort. Interpellé à plusieurs reprises sur cette situation, le
ministre de l’Intérieur maltais s’est contenté d’expliquer que le
choix d’enfermer les « migrants illégaux » s’imposait, car
s’ils étaient laissés à la rue ils risqueraient de « créer plus
de problèmes, non seulement pour Malte, mais aussi pour les pays
voisins » [26].

Le HCR lui-même, dont on aurait pu attendre les plus vives critiques
contre tout système qui, en contradiction avec sa doctrine, aboutit à
la détention des demandeurs d’asile, s’est engagé sur cette voie
dangereuse. Soucieux de maintenir l’équilibre d’un système d’asile
harmonisé en Europe dans le contexte de l’élargissement à vingt-cinq,
il proposait aux Etats membres de l’UE, début 2004, l’établissement
de « centres de réception européens » pour rassembler
certaines catégories de demandeurs d’asile, parmi lesquels « 
ceux dont la demande de statut de réfugié est, du fait de leur
nationalité d’origine, habituellement rejetée » [27]. Une autre façon de se servir du
concept de « pays sûr » que le HCR dénonce par ailleurs. De
tels centres, outre qu’ils faciliteraient le traitement des demandes,
s’articulerait, selon le HCR, avec « un système collectif de
renvoi rapide des personnes, parmi les demandeurs d’asile, dont on
établit qu’elles ne sont pas des réfugiés et qu’elles n’ont besoin
d’aucune autre forme de protection internationale » [28]. Du « système collectif de renvoi rapide »
préconisé par le HCR aux charters européens pour l’expulsion des
déboutés et des sans-papiers, il n’y a qu’un pas, franchi quelques
mois plus tard par les ministres de l’Intérieur des Quinze qui, sur
proposition italienne, adoptaient une décision relative à
l’organisation de « vols conjoints » pour le renvoi, depuis
deux ou plusieurs Etats membres, d’étrangers ayant fait l’objet d’une
mesure d’éloignement [29].

III Les camps d’étrangers, symptômes d’une politique d’externalisation du contrôle des frontières de l’UE

De la victime qu’il était encore jusqu’au début des années
quatre-vingt, on a ainsi fait glisser le candidat réfugié vers le
statut de gêneur dont les Etats doivent se débarrasser. Il y rejoint
l’immigré - potentiellement « clandestin » ! -, aujourd’hui
le plus souvent perçu comme une menace qu’il importe de contenir.
Telle est bien la tonalité qui se dégage des déclarations officielles
et des programmes mis en oeuvre pour la réalisation de la politique
européenne d’immigration et d’asile. Le projet britannique de
transit processing centers, présenté par Tony Blair à ses
partenaires des Quinze en 2003 - on y a fait allusion plus haut -
symbolise cette approche. Rappelons qu’il visait à mettre en place
des camps off-shore pour y enfermer les demandeurs d’asile en
attendant le traitement de leur requête [30]. Le projet n’était pas assez abouti pour être retenu en juin
2003, au sommet de Thessalonique, car il soulevait des problèmes
d’ordre technique, financier et diplomatique non négligeables. Mais
il n’a pas été totalement désavoué, et n’a pas tardé à refaire
surface sous une autre forme : quelques mois plus tard, on apprenait
que le gouvernement du Royaume-Uni menait des discussions avec les
autorités de Tanzanie pour négocier, moyennant une augmentation de
l’aide au développement, l’accueil par ce pays, dans des camps, de
Somaliens déboutés de leur demande d’asile au Royaume-Uni [31]. De leur côté, les autorités danoises rendaient public, à
l’automne 2003, un projet visant à faire accueillir des demandeurs
d’asile, notamment somaliens, par des pays d’Afrique de
l’Est [32]. Dans les trois cas,
une constante : il s’agit d’exporter, au-delà des frontières de
l’Union européenne, la responsabilité qui incombe aux Etats membres
concernés de gérer les implications de leurs engagements
internationaux - ici en matière de protection des réfugiés - et les
conséquences de leur politique migratoire. Les camps d’étrangers,
s’ils sont un symptôme et un signe visible de cette tendance, ne la
résument cependant pas.

1. Des accords de réadmission aux « procédures d’entrée protégée »

L’« externalisation » du contrôle de ses frontières par
l’Union européenne est en effet un des axes de la politique mise en
place depuis le début des années quatre-vingt-dix. La première guerre
du Golfe, puis la crise des Balkans en ont à cette époque été le
thé‚tre lorsque, plutôt que d’accueillir les victimes de ces
conflits, les Etats d’Europe occidentale ont préféré encourager les
populations à demeurer, en qualité de « personnes déplacées
 », dans des camps situés à proximité des zones de trouble. Le
prétexte invoqué était qu’il fallait privilégier le retour rapide de
ces populations en les maintenant à proximité de leur terre d’origine
plutôt que de les en éloigner [33]. Prétexte que le HCR, sous la pression
des gouvernements, a accepté de faire sien, en organisant en 1991
l’accueil de réfugiés irakiens près des lieux des combats, et plus
tard de Kosovars dans des camps en Albanie et en Macédoine.

Mais cette orientation repose principalement sur les relations
entretenues par l’UE avec les Etats tiers. Il est ainsi notoire qu’en
perspective de l’élargissement de 2004, un des critères d’adhésion à
l’Union résidait, pour les Etats candidats, dans leur capacité à
surveiller leurs propres frontières contre les flux d’immigration non
désirés susceptibles de poursuivre leur route vers l’Europe [34]. Pour les y inciter, elle s’est engagée dans la
négociation d’accords de réadmission qui obligent les pays
signataires à « reprendre » leurs propres ressortissants ou
des immigrés d’autres nationalités dans le cas où ceux-ci seraient
trouvés en situation irrégulière sur le territoire d’un des Etats
membres après avoir transité par leur sol. Et qui, pour éviter ces
retours, les conduisent à interdire aux migrants le passage de leurs
propres frontières. De nombreux accords de ce type ont ainsi été
passés entre les Etats signataires de la convention de Schengen à
partir de 1990 avec les PECOs (pays d’Europe centrale et orientale),
dans le but de cerner l’espace Schengen d’un « cordon sanitaire
 » contre les flux migratoires. Le premier du genre, qui
concernait la Pologne - devenue depuis membre de l’UE - , s’est soldé
en échange par la suppression des visas de tourisme pour les
ressortissants de ce pays, puis par la signature d’un accord
d’association économique avec l’Union européenne [35]. L’UE a généralisé le système
en prévoyant, dans le cadre de l’accord de coopération qui régit ses
relations avec les pays de la zone ACP (Afrique-Caraïbes-Pacifique),
une clause générale de réadmission des illégaux [36].

La première réflexion théorique de l’Union sur l’externalisation de
la politique migratoire semble être fournie, en 1998, par l’Autriche
qui en assurait alors la présidence, dans un « document
stratégique sur la politique de l’Union européenne en matière
d’immigration et d’asile [37] ».
A partir du constat selon lequel la demande d’asile et la pression
migratoire sont le fruit de « facteurs tels que les persécutions
inter-ethniques suivies d’exode, des mouvements extérieurs à
l’appareil étatique, ainsi que dans la pauvreté et la précarité des
conditions de subsistance sévissant dans les régions d’origine
 », le programme autrichien s’articulait autour d’un système de
cercles concentriques dont l’espace Schengen était le coeur. Juste
après venaient les PECOs, dont on attendait qu’ils s’alignent sur les
normes de Schengen s’ils voulaient adhérer à l’Union. Le cercle
suivant était composé des pays de l’ex-URSS, de la Turquie et du
Maghreb, à l’égard desquels l’intensification des aides au
développement était subordonnée à leur capacité à contrôler les
transits de migrants par leur territoire. La stratégie à mener à
l’égard du dernier cercle (Moyen-Orient, Chine, Afrique noire) était
la « réduction des forces centrifuges ».

Si le document stratégique autrichien, qui préconisait aussi
l’abandon de la convention de Genève jugée obsolète, a été rejeté par
le Conseil de l’Union, la philosophie qu’il véhicule a largement
imprégné la politique menée par la suite. Lors du sommet européen de
Tampere consacré, en octobre 1999, aux questions d’asile et
d’immigration, l’attachement indéfectible des chefs d’Etat et de
gouvernement était rappelé à l’envi. Mais y étaient également
présentés les résultats des travaux du Groupe de haut niveau
asile-migrations, qui avait un an plus tôt reçu mandat pour élaborer
des plans d’action sur quelques pays « gros pourvoyeurs »
de migrants [38]. L’objectif affiché de ces plans d’action était de prévenir
les causes de départ par le développement économique de ces pays et
l’amélioration de la situation des droits de l’homme. Cependant,
outre le fait qu’aucun financement à la hauteur de ces ambitions
n’était prévu, quelques unes des conclusions du Groupe de haut niveau
trahissent le projet : il y était dit par exemple que l’arrivée en
Europe de réfugiés afghans (l’Afghanistan était alors sous contrôle
des talibans) pouvait être évitée s’ils demeuraient dans des pays
proches du leur, comme le Pakistan, l’Iran et les républiques d’Asie
centrale, au lieu de ne faire que les traverser. Ou encore que les
réfugiés irakiens (fuyant à l’époque le régime de Saddam Hussein)
devaient pouvoir trouver protection en Turquie, plutôt que de
demander l’asile dans les pays de l’Union. C’est bien la logique
d’externalisation qui se profilait alors, dans un souci non dissimulé
de retenir à la source - ou le plus près possible de la source - les
personnes en quête d’une terre d’accueil.

Depuis lors, tout en élaborant, pour construire la politique commune
d’asile et d’immigration décidée à Amsterdam, des normes qui
encadrent le statut des étrangers admis à séjourner en Europe,
l’Union européenne s’emploie à en limiter le bénéfice à ceux qu’elle
choisit, souvent pour des raisons économiques. Car loin d’être
toujours la « forteresse » parfois décrite, l’Europe sait
en effet ouvrir ses portes à l’immigration de travail lorsque le
besoin s’en fait ressentir - mais seulement à cette condition et dans
les limites fixées de fait par les employeurs, comme le suggère une
proposition, discutée au mois de septembre 2003 par le Conseil de
l’UE, d’organiser au niveau communautaire l’admission de
main-d’oeuvre étrangère sur la base de quotas [39]. Pour les autres, la
stratégie consiste à leur rendre de plus en plus difficile le
franchissement légal des frontières, notamment en repoussant
celles-ci bien au-delà de leur matérialisation physique. C’est le cas
en matière d’asile : dans une communication de 2003 [40], la
Commission européenne préconise la « consolidation de l’offre de
protection dans la région d’origine » (des potentiels réfugiés)
avec un « traitement des demandes de protection au plus près des
besoins », autrement dit la mise en place de dispositifs
dissuasifs, faisant appel à la « coopération » d’Etats
tiers à qui il est demandé de les retenir, pour empêcher les
candidats réfugiés de gagner l’Europe. Les camps de Tony Blair ne
sont pas loin ! Elle propose également des « procédures d’entrée
protégée », c’est-à-dire la possibilité pour des demandeurs
d’asile d’obtenir, dans les représentations consulaires des Etats
membres, des « visas-asile » leur permettant d’entrer
également dans l’UE pour y demander protection contre les
persécutions dont ils font l’objet. L’avantage de la mise en place
d’une telle « filière vertueuse » serait, selon la
Commission, de tarir les flux illégaux de demandeurs d’asile qui
utilisent les services des trafiquants et des passeurs. On peut
toutefois douter de l’efficacité de la formule, lorsqu’on connaît le
peu d’empressement des autorités diplomatiques occidentales à
accueillir de telles demandes. Au printemps 2002, la seule réponse
des ambassades de l’Union européenne à Pékin, lorsqu’elles ont été
saisies par quelques dizaines de Nord-Coréens qui, fuyant la famine
et les persécutions, avaient réussi à pénétrer en Chine, leur
demandaient asile, avait été de leur fermer leur porte [41].

2. La coopération économique en échange de l’externalisation

Au-delà de la seule question de l’asile, l’externalisation des
mesures de protection des frontières européennes est multiforme. Elle
consiste à dépêcher à l’étranger des « officiers de liaison
 », contrôleurs d’immigration des Etats membres ayant pour t‚che
de former leurs homologues dans les pays tiers à l’est ou au sud de
l’Europe, afin qu’ils soient en mesure de mieux protéger, en amont,
les frontières de l’UE. Elle passe par la responsabilisation des
entreprises de transport « coupables » d’acheminer des
étrangers dépourvus de documents de transport ou de voyage, ce qui
les oblige à pratiquer des contrôles dans les pays de départ pour
éviter d’être pénalisées [42].
Elle s’appuie sur la politique des visas, instruments privilégiés de
la « police à distance » de l’Union européenne, qui, malgré
l’invisibilité de la ligne qu’ils tracent sur la carte du monde, n’en
mettent pas moins en valeur la « nouvelle bipolarité entre
riches et indésirables » [43]. Elle s’inscrit enfin, comme on
l’a vu, dans le cadre des relations avec les pays tiers, en les
obligeant à coopérer à la lutte de l’UE contre l’immigration
clandestine. Lors du sommet européen de Séville, en juin 2002, la
présidence espagnole proposait de sanctionner, par la diminution de
l’aide au développement, les pays tiers qui refuseraient de
collaborer à cet objectif. Si l’initiative a été officiellement
rejetée par les chefs d’Etat et de gouvernement, c’est pourtant bien
dans une logique de chantage au développement que s’inscrit le
programme de financement de l’assistance aux pays tiers à la gestion
des migrations proposé par la Commission européenne dans sa
communication de décembre 2002 au titre évocateur : « Intégrer
les questions liées aux migrations dans la politique extérieure de
l’Union [44] ». Un budget de
13 millions d’euros est consacré, dans l’exercice budgétaire 2003 de
l’Union, à cet objectif, qui inclut notamment, au volet « 
capacités de protection effective dans les pays tiers »,
l’« analyse des questions juridiques, financières et pratiques
que soulèvent (...) les centres de traitement de transit des pays tiers
 » (destinés, on le suppose, à accueillir des demandeurs
d’asile), en vue de « faire reculer les mouvements secondaires
vers les Etats membres de l’UE » et de contribuer à la création
de capacité de traitement, d’accueil et de protection « y
compris en ce qui concerne les personnes renvoyées du territoire de
l’UE [45]. » Derrière l’euphémisme, on
comprend sans peine que l’Union est prête à investir dans
l’installation, hors de ses frontières, de camps pour accueillir les
étrangers qu’elle ne veut pas voir arriver sur son sol ou dont elle
veut se débarrasser.

L’exemple marocain illustre à merveille cette politique du « 
donnant-donnant » [46]. Le plan
d’action réalisé en 1999 par le Groupe de haut niveau
asile-migrations - le Maroc ayant été choisi pour sa double
caractéristique de pays d’émigration et de transit - , ne comporte,
sur dix-huit mesures, qu’une seule relative à l’intégration des
Marocains légalement installés dans les Etats membres de l’UE, et ne
traite quasiment pas du contexte socio-économique de l’émigration.
L’essentiel porte sur la prévention de l’immigration clandestine, la
signature d’accords de réadmission, l’instauration par le Maroc de
visas pour les ressortissants de pays sub-sahariens et l’envoi
d’officiers de liaison dans les aéroports. Ce plan sera rejeté par
les autorités marocaines. Mais celles-ci plieront toutefois
progressivement devant les exigences de l’Union européenne, notamment
dans le cadre du programme MEDA, l’instrument financier du
partenariat euro-méditerranéen issu de la conférence de Barcelone de
1995, et du « Programme Indicatif National » (PIN Maroc)
qui prévoit le financement par l’Union européenne d’un dispositif de
contrôle frontalier destiné à lutter contre l’immigration illégale.
Une façon de faire du Maroc le « gendarme de l’Europe en Afrique
du Nord » [47]. En témoigne l’adoption, en 2003, d’une
loi « relative à l’entrée et au séjour des étrangers au Maroc
 » dont de nombreuses dispositions constituent un « plagiat
 » [48] de la loi dite « Sarkozy
 » en cours de discussion à la même époque en France. Cette loi
instaure notamment, à l’image de son modèle, des zones d’attente pour
enfermer les étrangers pénétrant sans autorisation sur le territoire.
Ce qui préfigure le statut de « vaste zone d’attente » de
l’UE que certains prédisent comme avenir pour tout le territoire du
Maroc. La résistance marocaine cédera aussi à la pression de
l’Espagne, en acceptant fin 2003 de conclure un accord bilatéral de
réadmission au terme duquel les candidats à l’immigration arrêtés en
Espagne doivent être rapatriés au Maroc, y compris si leur
nationalité d’origine n’a pas été identifiée. Le premier renvoi des
trente occupants d’une patera interpellés à leur arrivée sur l’île
de Fuerteventura (Canaries) devait suivre de près cette signature,
les autorités marocaines ayant la responsabilité de les réacheminer
vers leur Etat de provenance. Compte tenu du nombre de migrants
sub-sahariens qui tentent chaque jour la traversée vers l’Europe via
le Maroc, on conçoit sans peine comment, pour honorer leurs
engagements, celles-ci seront nécessairement amenées à mettre en
place des dispositifs d’exception pour gérer ces retours, ce qui fait
poser à un commentateur la question suivante : « Des camps de
réfugiés verront-ils le jour officiellement le jour au Maroc ?
 » [49]. Le cas marocain n’est
pas isolé : le même type d’objectifs, avec les mêmes conséquences,
est poursuivi par l’Union européenne en direction de la Libye, autre
point stratégique des itinéraires migratoires menant en Europe. Les
travaux d’approche pour la signature d’accords (déjà conclus avec
l’Italie et avec Malte) obligeant la Libye à réadmettre les migrants
ayant transité par son sol, et le durcissement en 2003 de sa loi
relative aux étrangers constituent ainsi la toile de fond du
réchauffement des relations entre ce pays et l’Europe [50].

En finir avec les camps ?

Qu’ils aient pour objectif de contenir les flux de migrants en route
vers l’Europe, d’organiser l’expulsion des sans-papiers vers leur
pays d’origine, ou de stocker les demandeurs d’asile en instance, les
camps d’étrangers constituent un rouage à part entière du système de
mise à l’écart, géographique ou symbolique, de ceux que l’Union
européenne a désignés comme des ennemis dont il faut se protéger. Ils
s’articulent avec la mise en pièces du droit d’asile orchestrée depuisla
fin des années quatre-vingt-dix par les Etats membres [51], et matérialisent les progrès
d’une approche sécuritaire de la question migratoire au détriment du
droit fondamental de circuler [52]. Enjeux des négociations entre l’UE et les pays que
celle-ci contraint à relayer le contrôle de ses frontières, les camps
traduisent aussi, comme les visas, la relation de domination exercée
par les pays industrialisés sur le reste du monde. Souvent destinés à
masquer la réalité, les camps d’étrangers sont eux-mêmes la plupart
du temps invisibles, même lorsqu’ils sont à nos portes. De même que
restent sans linceuls les migrants qu’assassinent tous les jours les
frontières de l’Europe, de même des milliers d’étrangers, enfermés
sans avoir été jugés ni condamnés, côtoient au quotidien
l’indifférence des sociétés occidentales dans les camps de transit,
zones d’attente et autres centres fermés qu’elles ont créés pour se
débarrasser d’eux. Le seul rappel au respect des droits de l’homme,
s’il constitue un minimum, ne suffira pas à enrayer ce processus.
Nécessaire, l’humanisation des conditions de vie dans les camps ne
saurait non plus être un objectif en soi. Pour ces prisonniers d’une
guerre qui ne dit pas son nom, c’est le droit d’exister à part
entière qu’il faut revendiquer, dans le cadre d’un rééquilibrage des
rapports entre ses protagonistes. Faute de ne plus être en mesure, à
terme, de contrôler les conséquences de la politique discriminatoire
qu’elle met en place à travers sa gestion des frontières, il est
urgent que l’Europe inverse radicalement les orientations qu’elle a
prises dans ce domaine.

mai 2004