Frontex, agent intouchable du renseignement migratoire

Anna Sibley, Gisti et Migreurop

L’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, Frontex, est devenue, en vingt ans [1], le bras armé des politiques sécuritaires de l’Union européenne (UE) et de ses États membres. Initialement créée pour coordonner le contrôle des frontières, organiser les expulsions et produire des « analyses de risques » des mouvements de populations, Frontex a élargi son champ d’intervention bien au-delà des questions migratoires.

Nonobstant des enquêtes institutionnelles et journalistiques ayant démontré que ses officiers s’étaient rendus coupables de graves violations de droits, tout semble organisé pour que la responsabilité de l’agence Frontex ne soit ni engagée ni reconnue. En sus de ses traditionnelles activités de surveillance et de contrôle des frontières prévues dans le règlement (UE) 2019/1896, l’agence tentaculaire dotée de moyens exponentiels est devenue tout à la fois agent du renseignement, négociateur, influenceur et membre d’un réseau de dissuasion violente, que rien ni personne ne semble pouvoir arrêter.

Produire de l’information, qu’importe sa véracité

Comme pour tout bon agent du renseignement, recueillir et exploiter des informations relevant de la vie privée est un axe essentiel du travail de Frontex. Elle collecte ces données par le biais des États membres, d’agences européennes et d’organisations partenaires, mais aussi dans le cadre de ses propres opérations (maritimes, aériennes, terrestres). Elle est présente aux frontières maritimes (Méditerranée centrale et Manche), ainsi qu’aux frontières terrestres et aériennes de plusieurs pays (Albanie, Géorgie, Monténégro, Serbie, Macédoine du Nord, Moldavie, Ukraine). Elle a progressivement élargi ses activités vers la zone pré-frontière de l’UE et ouvert des bureaux satellites temporaires dans des pays tiers du voisinage méridional et en Afrique de l’Ouest [2].

Quantité d’informations sont susceptibles d’être enregistrées : certaines sont générales, telles les routes migratoires empruntées, les dates de franchissement de frontière, les listes de passagers ou le pays de provenance ; d’autres, plus spécifiques, sont relatives aux données biographiques, aux incidents au cours d’opérations, jusqu’au lieu où se cachent les personnes au moment du contrôle. Les données recueillies nourrissent divers fichiers, parmi lesquels celui d’Eurosur, instrument de surveillance et d’échange d’informations entre Frontex et les États membres, ou le Joint Operation Reporting Application (Jora). Elles donnent aussi – et surtout – lieu à la production de rapports analytiques, avec une photographie de la situation aux frontières, supposés permettre de déterminer le niveau de « risques » de déplacements vers le continent européen.

Le Contrôleur européen de la protection des données (CEPD) estime que, malgré les moyens déployés, les « analyses de risques » produites par l’agence sont fondées sur des informations peu fiables, obtenues lors d’entretiens menés sans le consentement des migrant·es ni protection de leur identité [3]. Il a également émis des réserves quant à la sécurisation des données et l’ampleur de la collecte.

L’opacité des activités de Frontex inquiète aussi le Médiateur européen, qui a traité plusieurs plaintes concernant l’impossibilité d’accéder à des documents et informations. Il faut préciser que l’agence est très réticente à fournir les informations demandées, y compris à ses propres contrôleurs, chargés depuis 2019 d’évaluer en permanence le respect des droits fondamentaux dans ses activités opérationnelles [4].

Frontex reconnaît elle-même que ses chiffres comportent des erreurs : alors qu’elle communique chaque année sur le nombre de franchissements de frontières non autorisés, elle admet qu’« il n’existe aucun dispositif permettant d’établir le nombre exact de personnes ayant franchi les frontières [5] ». Mais pour elle, il s’agit presque d’une question secondaire : selon sa directrice adjointe, Aija Kaljana, « il est essentiel de devenir une organisation axée sur le renseignement, car les ressources humaines et techniques sont limitées [6] ». L’ambition de Frontex est donc de passer d’une agence du contrôle migratoire à un service de renseignement.

Travailler en synergie, y compris hors du champ migratoire

L’agence, au cœur d’un vaste réseau d’échanges de données, coopère avec de nombreux services, civils ou militaires, ayant des objets aussi variés que la pêche, la lutte contre le narcotrafic ou la sécurité aérienne [7]. Frontex a créé, en 2018, la Maritime Intelligence Community – Risk Analysis Network (MIC-RAN), soit une communauté du renseignement maritime et un réseau d’analyse des risques, pour collecter des données et diffuser des rapports sur les menaces maritimes (i.e. l’appropriation illégale des zones maritimes, les conséquences du réchauffement climatique, les « usages illégaux » de la mer). Autre illustration de la diversité de ses collaborations : l’agence négocie des accords avec des sociétés d’affrètement comme EASP Air, DEA Aviation ou Airbus [8] qui fournissent des aéronefs, le personnel pour les exploiter et l’infrastructure technique pour la transmission des données enregistrées, en temps réel, au siège à Varsovie [9]. Elle capte également des données depuis l’espace, car elle a conclu un contrat avec Unseenlabs, une entreprise française spécialisée dans la surveillance maritime par radiofréquence depuis l’espace, ou se sert des satellites du programme Copernicus d’observation de la Terre qui sont utilisés pour la sécurité, la protection civile, la gestion de l’environnement et la recherche sur le changement climatique [10].

Engagée dans des projets de recherche et développement, l’agence finance ceux qui se focalisent sur le matériel de surveillance [11]. Elle a étroitement suivi les avancées du programme ITFlows, un outil de prédiction des flux migratoires à partir de techniques d’analyse automatisée de données, en y contribuant activement via la fourniture d’informations récoltées dans le cadre de ses missions [12]. Dans le même registre, elle a organisé avec des garde-côtes italiens, début 2025, un atelier international intitulé Évolution des garde-côtes : l’intelligence artificielle et les systèmes sans pilote améliorent les opérations de recherche et de sauvetage. Vaste programme à l’heure où le recours à l’intelligence artificielle (IA) pose de sérieuses questions éthiques [13].

Au-delà des frontières de l’Europe, Frontex multiplie des campagnes qui sont de véritables opérations de séduction, afin de s’assurer du concours des États tiers pour empêcher les départs depuis les pays d’origine. Ainsi est-elle à l’initiative du projet Africa – Frontex Intelligence Community (Afic) dans huit pays africains (Côte d’Ivoire, Gambie, Ghana, Mauritanie, Niger, Nigeria, Sénégal et Togo), officiellement lancé pour « collecter et analyser des données sur la criminalité transfrontalière et soutenir les autorités impliquées dans la gestion des frontières ». Frontex a également organisé des séances opérationnelles de sensibilisation à la lutte contre la fraude documentaire et la fraude à l’identité en Albanie, Bosnie-Herzégovine, Égypte, Géorgie, Moldavie, Macédoine du Nord, Serbie et en Tunisie.

Comme pour conforter sa place centrale dans le réseau d’information qui surveille tout et constamment, c’est avec les services de répression, tels l’Office européen de police (Europol) et l’Organisation internationale de police criminelle (Interpol), que l’agence a intensifié ses relations. Depuis 2008, Frontex signe des accords de coopération et des plans d’action conjoints avec Europol pour partager avec cette agence les informations qu’elle recueille, singulièrement via Eurosur, à des fins de lutte contre la criminalité ou le terrorisme. Sur le terrain, cette entente s’est notamment matérialisée durant des opérations relevant de la politique de sécurité et de défense commune (opérations Sophia et Jot Mare en 2015). Plus surprenant : en 2024, Frontex a codirigé une opération internationale visant à lutter contre la contrebande de drogue par voie maritime en fournissant un soutien technique et opérationnel [14] ; elle est aussi intervenue pour des opérations de soutien pendant les Jeux olympiques en France [15], pendant la compétition de l’Euro en Allemagne, ou encore durant la guerre en Ukraine... Elle outrepasse ainsi sa mission initiale et s’érige comme un organe de « super-contrôle ».

De son côté, Interpol travaille avec l’UE et Frontex dans le domaine de la sécurisation des frontières, sous forme de collaborations techniques, de formations et de projets de recherche communs. Frontex a élaboré un manuel de référence contenant des alertes de falsification et des cartes de contrôle rapide servant d’aides visuelles à la décision lors de la vérification de documents. Ce dispositif est désormais au cœur du système de bibliothèque électronique de documents Frontex-Interpol (Fields). Les bases de données d’une agence de surveillance des frontières et celles d’une organisation de lutte contre la criminalité sont dès lors interconnectées.

Une agence opaque et délétère qui influence les législations

Plusieurs enquêtes documentées décrivent les actes illicites commis par l’agence sur ses terrains d’intervention. Il n’est plus à démontrer qu’elle s’est rendue complice ou coupable, à de nombreuses reprises, de refoulements (pushbacks) en Grèce, pourtant interdits par le droit international. Des refoulements qui sont recensés dans sa base de données Jora comme de simples opérations de « prévention de départs [16] ». Des pratiques similaires ont été dénoncées à la frontière bulgare, où des violences ont été commises par des garde-frontières participant aux opérations de Frontex [17]. À Chypre, de nombreux ressortissant·es syrien·nes ont été illégalement enfermé·es et d’autres ont été expulsé·es vers la Syrie, sous les yeux d’officiers de Frontex [18]. Des pratiques épinglées par l’Office européen de lutte antifraude (Olaf), qui a émis des doutes sur « la capacité de l’agence FRONTEX à […] veiller au respect et à la protection des droits fondamentaux dans toutes ses activités aux frontières extérieures ».

L’agence va jusqu’à fabriquer de fausses informations lorsqu’elle prétend sauver des vies en mer, alors qu’elle transmet la position des embarcations en détresse aux garde-côtes libyens, dont les comportements violents envers les personnes migrantes sont notoires [19]. Il lui arrive aussi d’interrompre la prise de vue aérienne au-dessus de la mer Méditerranée pour ne pas avoir à référer d’abandon de personnes en mer [20]. En 2023, un navire où s’entassaient près de 200 migrants au large des côtes italiennes (Crotone) ne présentait, selon le rapport d’incident de Frontex, « pas d’intérêt particulier ». La même année, Frontex a omis d’envoyer un signal de détresse lors du naufrage de l’Adriana (Pylos), provoqué par une manœuvre des garde-côtes grecs [21]. Faut-il le rappeler, alerter les secours relève pourtant d’une obligation internationale de droit maritime. La multiplication des cas de refoulements ou le silence gardé à la vue d’embarcations en détresse contribuent à abaisser les standards de protection. L’agence fait en outre croire qu’elle s’intéresse au sort des personnes expulsées, voire améliore leur situation, lorsqu’elle met en avant les effets bénéfiques qu’aurait eu le retour dans le pays d’origine [22]. La violation des droits fondamentaux se banalise et, dans un contexte d’impunité généralisée, est traitée en matière migratoire comme un dommage collatéral.

Malgré ces multiples mises en cause, Frontex exerce une influence croissante sur les instances politiques et les législations européennes. Ses « analyses de risques » sont l’unique source d’information de la Commission européenne, et l’image construite d’une perpétuelle « crise aux frontières » qu’elles donnent à voir sert à justifier l’augmentation des contrôles et des mesures sécuritaires. Depuis des années, l’agence véhicule une image négative de la migration en la présentant comme une menace dont il faudrait se protéger.

Cette image trouve sa traduction dans les réformes législatives. L’insistance de Frontex à alerter, dans ses rapports d’activité, sur « les mouvements secondaires […] à grande échelle » ou sur la persistance de la pression migratoire a sans nul doute contribué à l’adoption, en 2024, du pacte européen sur la migration et l’asile. Un pacte dans la mise en œuvre duquel Frontex détient un rôle clé, avec, notamment, les nouvelles attributions qui lui sont confiées aussi bien lors des procédures frontalières (« filtrage ») que dans l’organisation des expulsions. Onze États sont en train de s’équiper d’un système informatique numérisé de gestion des retours sur le modèle du Return Case Management System (Recamas) mis au point par Frontex.

La réforme du règlement Eurodac ouvre une nouvelle brèche en permettant à l’agence de consulter le répertoire central des rapports et statistiques (CRRS) et d’avoir accès aux statistiques de l’agence de l’Union européenne pour la gestion opérationnelle des systèmes d’information à grande échelle au sein de l’espace de liberté, de sécurité et de justice (EU-Lisa).

Enfin, la réforme en cours des directives « Facilitation » et « Retour » risque de renforcer les pouvoirs de l’agence, en augmentant – encore – son budget et en l’autorisant à transférer à des pays tiers des données relatives à des ressortissants aux fins de réadmission.

Une agence peu fiable, mais intouchable

Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), plus de 74 352 personnes ont trouvé la mort depuis 2014 en tentant de franchir les frontières [23]. En dehors du champ de la migration, l’acteur, personne physique ou morale, qui serait impliqué dans une telle hécatombe serait poursuivi et jugé, voire condamné. Malgré les preuves tangibles de la responsabilité de Frontex, comme de l’UE et de ses États membres, dans ces drames, aucun d’entre eux n’a jamais été inquiété. Bien au contraire, la Commission européenne confirme son agenda politique basé sur la mise à l’écart des personnes exilées en donnant à l’agence un rôle de premier plan dans les politiques migratoires européennes et en proposant de tripler ses effectifs. Les États s’appuient toujours plus sur Frontex : en 2024, la Belgique a adopté une loi pour permettre le déploiement d’officiers de l’agence sur son territoire afin de soutenir la police fédérale dans l’exécution des expulsions. Le Royaume-Uni a signé un accord de coopération avec Frontex sur divers aspects de la gestion des frontières, comme la surveillance et l’évaluation des risques, l’échange d’informations, le renforcement des capacités et le partage d’expertise. Dans ces conditions, pourquoi l’agence intouchable s’arrêterait-elle là, même coupable du pire ? La meilleure défense étant l’attaque, la criminalisation des solidarités et la décrédibilisation de celles et ceux qui dénoncent ses actions – à l’image de la campagne Abolish Frontex accusée de « discours haineux » – sont érigées en stratégie de dissuasion. De même, celles et ceux qui pallient l’action défaillante des États, comme les ONG de sauvetage en mer, sont assimilées à des réseaux de passeurs. Une rhétorique qui ressemble à s’y méprendre à celle des partis populistes.

Cet article a été publié dans la rubrique Hors-thème de la revue Plein droit n° 145 "Migrations, pourquoi tant de discours ?"