L’asile, un droit démantelé par la politique de contention de l’UE et l’opportunisme des pays tiers : le cas de la Tunisie

FTDES, juillet 2024 - Sami Adouani

En Tunisie, le système d’asile pour les personnes en quête d’une protection s’articule avec les politiques migratoires sécuritaires qui dominent la région méditerranéenne. L’État est réfractaire et l’absence au niveau national de cadre législatif et réglementaire spécifique illustre son désengagement dans la protection et la prise en charge des victimes. Une résultante du rapport de force entre l’État tunisien et son bailleur de fonds l’Union Européenne, qui traduit le choix commun d’invisibiliser le réfugié pour se défausser de leurs obligations internationales, jugées secondaires au regard du processus de militarisation des frontières. En s’appuyant sur le concept de « flux mixtes », les réfugiés sont ainsi noyés dans la « masse en mobilité ».

Le choix politique de la sécurisation des frontières tunisiennes…

La hausse continue du nombre d’interceptions en mer par les garde-côtes tunisiens [1] fait de la Tunisie, un « réceptacle » pour les demandeur·se·s d’asile dérouté·e·s de leur trajectoire initiale. Un « sauvetage forcé » qui résulte du renforcement du contrôle des frontières afin de contenir les réfugiés sur les territoires extérieurs à l’UE. D’autre part, une enquête de terrain [2] révèle que la majorité des entrées sur le territoire tunisien se font via les frontières terrestres avec l’Algérie et la Libye. Le pays reste donc largement tributaire du bon vouloir des pays voisins par où passent les routes migratoires avant d’atteindre la Tunisie.

Dans ce contexte, l’Etat tunisien, sous couvert d’un cadre juridique archaïque et volontairement figé [3], a érigé un « Etat de droit autoritaire » pour mener une politique répressive qui a pris une ampleur sans pareil dans l’histoire du pays à la suite du discours du président Kais Saïd de février 2023. Une mise en résonnance avec les mouvements identitaristes et d’extrême-droite européens, portée par le tandem Saïd-Meloni et scellée à peine 5 mois plus tard par la signature du protocole d’accord entre l’UE et la Tunisie. Carthage, érigée en nouvelle capitale de la forteresse européenne, offre de la sorte un nouveau souffle à l’agenda européen et se constitue de facto comme un instrument central de la politique européenne d’externalisation.

Ce partenariat opaque permet d’opérationnaliser un système faisant de la Tunisie non plus un pays de transit mais un pays de blocage. Pour ce faire, 1) la Tunisie a enterré le projet de loi tunisienne sur l’asile pour conforter la posture de l’Etat de ne pas être un hotspot européen extraterritorial ; 2) D’une manière concertée et sur la base exclusive de fonds européens, l’assistance sur le territoire tunisien des réfugié.e.s et demandeur.se.s d’asile est sans fondement institutionnel et est réduite à son minimum ; 3) l’État tunisien a mandaté le Croissant rouge tunisien [4] annexé au HCR pour la prise en charge des personnes, tout en s’accordant avec l’UE pour limiter les moyens financiers octroyés à cette fin ; 4) l’UE finance tout le système de surveillance et de contrôle des frontières et la formation des forces de sécurité pour empêcher le maximum de départs vers les territoires européens ; 5) L’UE donne un blanc-seing aux autorités tunisiennes pour mener des refoulements/expulsions collectives aux frontières libyennes et algériennes ; 6) La Tunisie, via l’OIM, met en place un « hub de renvois » par avion au travers des programmes de retours dits volontaires ; 7) Les deux parties maintiennent un système opaque et secret permettant aux États d’agir sans aucun contrôle démocratique et citoyen.

Pour une majorité des réfugié.e.s présent.e.s sur le territoire, la Tunisie prend de la sorte la forme d’un refuge précaire et forcé.

… au détriment de la protection des exilés

Même si la Tunisie est partie aux Conventions des Nations Unies et de l’Union Africaine [5] relatives au statut des réfugiés, le pays ne s’est jamais doté d’instruments internes pour la protection et la prise en charge des réfugié.e.s et demandeur.se.s d’asile et réfugié-e-s sur son territoire. C’est le HCR, depuis la signature en 2011 d’un accord de coopération avec l’Etat tunisien, qui est chargé de la détermination du statut de réfugié et de l’application des dispositions de la Convention de Genève.

Si le statut de réfugié conféré par le HCR est reconnu par la Tunisie, celle-ci ne délivre pas de permis de séjour et ne permet pas l’ouverture de droits afférents au statut de réfugié. Cette carence prive les exilé·e·s d’une protection efficace sur le territoire, et n’offre nullement l’accès à des voies de recours en cas de rejet de la demande par le HCR ou de défaillances de l’Etat tunisien. En outre, elle engendre une dilution des responsabilités en cas d’abus ou de violation des droits car chaque cas doit être évalué au regard des dispositions relatives aux droits de l’Homme fragmentées dans différents textes législatifs. Un enchevêtrement des acteurs pour étouffer l’asile.

Malgré certaines avancées pour permettre l’inscription des réfugié·e·s dans le système national de sécurité sociale et la possibilité d’accéder à l’emploi, l’insertion des réfugié·e·s dans la société tunisienne reste peu effective et aucune allocation dans le budget national n’est consacrée à l’assistance et à la prestation de services.

La volonté commune de maintenir les conditions d’un accueil au rabais sur le territoire tunisien

Tout en finançant le système de prise en charge du HCR et l’externalisation du contrôle des frontières, les pays européens s’accommodent donc de bloquer en Tunisie les réfugié.e.s et demandeur.se.s d’asile sans que le pays ne dispose d’une politique d’accueil et de prise en charge.

Pourtant, la Tunisie est considérée comme un pays d’origine et tiers « sûr », notamment par l’Italie, privant de facto aussi bien les ressortissant·e·s tunisien·ne·s et étranger·e·s d’accéder à une protection internationale en terre européenne. Des demandes qui font l’objet d’une procédure accélérée, au détriment des droits des personnes, favorisant les rejets et les renvois.

Alors que le nombre de personnes en quête de protection débarquées en Tunisie augmente [6], l’UE a réduit les moyens du HCR relatifs à l’assistance et l’aide humanitaire, y compris l’accès aux soins et au logement. La vassalisation des organisations internationales renforce ainsi le choix de l’Etat tunisien de ne pas se doter d’une loi nationale sur l’asile. Une déresponsabilisation collective des parties prenantes qui traduit la précarisation programmée du statut de réfugié.

Les réfugié·e·s et demandeur·se·s d’asile, dans l’impossibilité de bénéficier d’une véritable protection sur place, d’une relocalisation dans un pays européen ou d’une réinstallation dans un pays dit sûr, se considèrent donc souvent piégé·e·s en Tunisie. Certain·e·s reprennent de la sorte les routes migratoires au péril de leur vie, renflouant le phénomène d’errance des personnes en quête de protection.

Un démantèlement programmé du droit d’asile

La réduction de l’accès à la protection internationale est au cœur même du modus operandi du Pacte européen sur la migration et l’asile [7], les pays européens ayant fait du nombre d’expulsions le socle de leur cohésion. Un fragile consensus qui reste totalement tributaire du niveau de coopération de plusieurs pays du Sud de la Méditerranée, dont notamment la Tunisie qui fait désormais figure de modèle.

En dressant face à l’humain des frontières entièrement militarisées, la coopération au nom du dogme sécuritaire porte inexorablement le risque de drainer une dérive autoritaire déjà amorcée en Tunisie. Les choix politiques opérés, la multiplication des conflits armés à l’échelle internationale et la mise sous silence des facteurs systémiques de la mobilité humaine, ont créé les conditions d’une non applicabilité du droit d’asile. Un démantèlement du droit international, dûment orchestré par les Etats des deux rives de la Méditerranée, qui passe par l’instrumentalisation de la migration pour faire perdurer une gouvernance autoritaire dopée au populisme et à la peur.