Morts de migrants dans la Manche : « Le nouvel accord franco-britannique, signé le 14 novembre 2022, ne fait qu’entériner la logique sécuritaire »

Tribune collective parue dans Le Monde le 24 novembre 2022

Un an après le naufrage ayant entraîné la mort par noyade de trente et un migrants, dont des enfants, soixante-cinq associations françaises, britanniques et belges travaillant sur les questions migratoires (dont Migreurop) pointent, dans une tribune parue le 24 novembre 2022 dans le « Monde » des manquements inacceptables de la part des secours français et anglais.

Le 24 novembre 2021, aux environs de 14h, un navire de pêche aperçoit des dizaines de corps flotter dans les eaux glacées de la Manche. Un à un, les corps sont repêchés sans vie. Au moins 27 personnes sont mortes noyées, quatre sont toujours portées disparues et deux ont survécu.
Il y a un an est survenu l’accident le plus meurtrier à la frontière franco-britannique depuis que les corps sans vie de 39 personnes exilées vietnamiennes avaient été retrouvées dans un camion en 2019.

Kazhal, Hadiya, Maryam et tous.tes les autres avaient quitté les côtes françaises sur une embarcation pneumatique la veille autour de 22h. Fuyant les conflits et la misère, toutes et tous avaient l’espoir d’atteindre l’Angleterre sain.e.s et sauf.ve.s. Certain.e.s pour y retrouver leur famille, leur fiancé.e, d’autres pour fuir les conditions d’accueil en Europe et beaucoup pour espérer y travailler afin de soutenir leur famille restée au pays. Face à l’impossibilité d’une traversée sûre, Mhabad, Rezhwan, Mohammed et les autres se sont tourné.e.s vers les réseaux de passage illégaux.

Aux alentours de 2h du matin, dans la nuit noire, l’embarcation commence à prendre l’eau.. Les enregistrements des appels aux secours français, révélés par Le Monde le 13 novembre 2022, font froid dans le dos. Ils prouvent que de nombreux appels de détresse ont été reçus par les services de secours français et traités avec mépris. Des appels ont aussi été passés aux secours britanniques. Ces appels n’ont entraîné aucun sauvetage, ni de la part des Français, ni de celles des Britanniques. lls et elles sont mort.e.s noyé.e.s dans une eau glacée.

« On s’est tous tenus les mains jusqu’au bout » raconte Mohammed, rescapé.

Violence, soif, faim

Pshtiwan, Shakar, Fikiru et les autres venaient d’Afghanistan, d’Erythrée, d’Ethiopie, d’Irak, d’Iran, d’Égypte, de Somalie ou du Vietnam. Ces personnes avaient traversé des montagnes, des déserts, des mers, enduré la violence, la soif et la faim, elles avaient parcouru entre 3 000 et 10 000 km pendant des mois ou des années pour en arriver là, sur le littoral français, sous une tente, à 33 km de leur objectif. Twana, Mubin et les autres avaient entre 6 et 59 ans, et avaient quitté leurs parents, leurs sœurs, leurs frères et leurs ami.es pour en arriver là.

Les réactions politiques s’enchaînent : « La France ne laissera pas la Manche devenir un cimetière », lance Emmanuel Macron au lendemain du naufrage. Il est trop tard.
Le 28 novembre, 4 ministres de l’Intérieur européens se réunissent en urgence à Calais à la demande de Gérald Darmanin pour, selon lui, "une réunion consacrée à la lutte contre l’immigration clandestine et les réseaux de passeurs”.

Depuis ce jour-là, il y a eu 1712 expulsions de campements sur le littoral Nord, des centaines de tentes confisquées, plusieurs milliers de policiers et gendarmes mobilisés, un avion de Frontex déployé, pour dissuader et éloigner.

Depuis ce jour-là, des tranchées ont été creusées, des arbres coupés et des centaines de rochers ont été disséminés pour éviter l’installation de campements et entraver le travail des associations.
Depuis ce jour-là, près de 42 000 (41 738) personnes ont traversé la Manche dans des embarcations de fortune selon le Ministère de la Défense Britannique.
Ce sont des milliers de personnes qui se lancent dans des embarcations précaires et autant qui ont dû survivre dans les campements informels du littoral français, sans eau, sans électricité, sans droits. Depuis ce jour là, 6 259 personnes ont été secourues en mer, selon la préfecture maritime, puis, pour la grande majorité, abandonnées sur les côtes françaises, trempées et traumatisées, au moins 18 personnes sont décédées à la frontière, dont six personnes mortes noyées et une qui se serait suicidée.

« Chaque matin à Calais, il y a une nouvelle épreuve. Nous vivons en sachant que nos amis qui sont avec nous aujourd’hui ne seront peut-être plus avec nous demain. La mort est dans nos yeux, la peur et l’anxiété ne quittent pas nos esprits », avaient témoigné les amis de Yasser suite à son décès le 28 septembre 2021, renversé par un camion.

Face à ces réalités, les politiques menées sont violentes et absurdes. Comme l’indique le rapport de la commission d’enquête parlementaire sur les migrations de 2021, 85% du budget de l’État à la frontière franco-britannique en 2020 était alloué à la répression des personnes en situation de migration. Soit 100 millions d’euros utilisés pour expulser, empêcher, harceler.

Le nouvel accord franco-britannique, signé le 14 novembre dernier, ne fait qu’entériner cette logique sécuritaire. En allouant toujours plus de moyens aux services de police, les autorités britanniques et françaises poursuivent leur volonté de faire de cet espace frontalier un environnement foncièrement hostile aux personnes exilées. Or, contrairement aux aspirations du premier ministre britannique, Rishi Sunak, cette frontière ne deviendra jamais impraticable (“unviable”).
La multiplication des obstacles au franchissement de cette frontière, via des barrières, de la vidéosurveillance ou des patrouilles de police, ne fait qu’augmenter les risques pris par les personnes exilées pour tenter de passer. Cela contribue aussi au renforcement de l’emprise des réseaux de passeurs, devenus indispensables au franchissement de cette frontière.

Des solutions existent

Après les milliers d’articles à travers le monde, les heures de conférences de presse et de plateaux télévisés à pointer les conséquences des réseaux de passage sans jamais en évoquer les causes, le monde a aujourd’hui détourné son regard de ce naufrage, laissant inlassablement la situation perdurer.
Pour nous, familles de victimes, associations, collectifs, artistes, chercheur.se.s au nom du droit et de nos valeurs, il est impensable de laisser continuer cette situation sans rien faire. Tous les moyens nécessaires doivent être mis en œuvre afin d’ouvrir des voies de passages sûres à celles et ceux qui le souhaitent et d’accueillir dignement l’ensemble des personnes présentes sur le territoire français et britannique. L’accueil des personnes fuyant la guerre en Ukraine nous l’aura prouvé, des solutions existent.

En mémoire de ces 31 femmes, hommes et enfants, et des 324 autres personnes ayant perdu la vie à cette frontière depuis 1999, les gouvernements français et britanniques se doivent d’ouvrir les yeux et reconnaître leur responsabilité. Leur entêtement à ignorer et négliger les droits humains des personnes exilées à leurs frontières a conduit à ces drames et en entraînera d’autres. Les États doivent mettre fin à une crise humanitaire et politique dont ils sont responsables. Les familles des victimes et la société civile demandent à ce que lumière et justice soient faites sur le naufrage du 24 novembre 2021.
Honorons nos mort·e·s et construisons l’accueil.