"Accord" UE-Turquie : le troc indigne
Catherine Teule, article extrait du Plein droit, n°114 (octobre 2017), GISTI
Forte de 2600 kilomètres de frontières terrestres avec huit pays, d’une politique de visas amicale avec son voisinage comme avec les pays musulmans de la Méditerranée, la Turquie est devenue, à compter des années 2000, terre d’immigration et plus encore de transit. Cela n’a pas manqué d’inquiéter l’Union européenne (UE) qui, très tôt, a donc incité la Turquie à limiter l’accès à son territoire, à intensifier sa lutte contre l’immigration « irrégulière » et à maîtriser les « flux migratoires ». Un accord de réadmission, entré en vigueur le 1er octobre 2014, a apporté un gage concret de la bonne volonté [1] de ce candidat à l’adhésion à l’UE. Mais, sur ce terrain, sont venus peser les conflits du Moyen-Orient : dès 2011, la Turquie est devenue une destination privilégiée des Syriens fuyant la guerre, au point que, en 2015, avec 2,5 millions de réfugiés – en très grande majorité syriens mais aussi irakiens et afghans –, c’était le premier pays d’accueil de réfugiés dans le monde. Un an plus tard, ils étaient près de 3 millions.
Dans la crainte de les voir se diriger vers l’Europe, en dépit des murs érigés aux frontières grecque et bulgare, les Européens se sont lancés, dès 2015 et sous la houlette d’Angela Merkel, dans une série de négociations avec ce « partenaire », jusqu’à aboutir au « deal » délétère du 18 mars 2016 qui signe le passage d’une externalisation de la protection des frontières de l’Union à l’organisation méthodique de l’externalisation du droit d’asile.
2015 : la Turquie, nouvelle frontière européenne
À l’issue du sommet de La Valette, le 29 novembre 2015, Recep Tayyip Erdogan souscrivait à un « plan d’action commun » [2]. La Turquie s’y engageait à limiter les nouvelles arrivées sur son territoire (ce qu’elle fit en fermant sa frontière avec la Syrie, en suspendant la délivrance de visas aux frontières aux Syriens en provenance de Jordanie et du Liban, aux Irakiens ou aux ressortissants du Maghreb). Elle acceptait aussi de maintenir sur son territoire les réfugiés présents en améliorant leurs conditions d’accueil et d’enregistrement (avec l’aide de l’UE [3], d’activer les nombreux accords bilatéraux passés avec les pays d’origine ou de transit pour assurer la réadmission des migrants en situation irrégulière, de lutter contre les réseaux de passeurs et de contrôler ses frontières, avec la coopération de l’agence européenne Frontex, notamment en mer Égée.
En contrepartie, l’Union a multiplié les promesses : un financement de 3 milliards d’euros (reconductible), afin d’améliorer la situation des réfugiés et donc leur maintien dans le pays ; la reprise des négociations sur la libéralisation des visas de courte durée lancée en 2013 ; la relance du processus d’adhésion.
Pour encourager la Turquie à contrôler les départs depuis son territoire, un « programme d’admission humanitaire » des réfugiés syriens de Turquie a, en outre, été. adopté par l’UE et les États associés de l’Espace Schengen le 11 janvier 2016 [4]. Censée « établir un juste partage des responsabilités », dixit Donald Tusk, président du Conseil européen, sa mise en œuvre est conditionnée au fait que « les flux irréguliers entrants via la Turquie [soient] réduits efficacement ».
Fin 2015, l’UE pensait donc ses frontières protégées grâce à la Turquie. Pourtant, début 2016, malgré le déploiement de navires de l’Otan en mer Égée, à raison d’une moyenne de 2000 personnes par jour, les arrivées sur les îles grecques ne marquaient aucun répit. Avec la fermeture de la « route des Balkans », 147437 migrants supplémentaires étaient enregistrés en trois mois s’ajoutant aux 853650 personnes recensées en 2015 [5]. Le risque de voir les réfugiés, enfermés à ciel ouvert en Grèce, forcer le passage vers d’autres États membres ne pouvait qu’inquiéter les dirigeants européens.
2016 : l’UE piétine ses principes
C’est dans ce contexte que, le 18 mars 2016, les chefs d’État et de gouvernement européens ont présenté à la Turquie ce que, en novlangue européenne, on qualifie de « position commune » [6] et qui a été désigné comme un « accord européen », par abus de langage. Les deux clauses principales sont le renvoi vers la Turquie de tout migrant non admis à la protection internationale et parvenu dans les îles grecques à partir du 20 mars 2016, et le mécanisme dit du « un pour un ». Pour chaque Syrien renvoyé en Turquie au départ des îles grecques, l’Union accepte la réinstallation sur son territoire d’un Syrien de Turquie sur la base de critères de vulnérabilité définis par les Nations unies en donnant la priorité à ceux qui n’auraient pas tenté de rejoindre l’UE auparavant et, cela, à concurrence de 72000 places [7].
L’idée de ce « troc indigne » avait été soufflée par la présidence néerlandaise de 2016. Elle s’appuyait, d’une part, sur l’existence d’un accord de réadmission entre la Grèce et la Turquie datant de mai 2010 et autorisant à renvoyer tous les migrants en situation irrégulière venant de Turquie, et, d’autre part, sur les qualifications de « pays tiers sûr » et de « pays de premier d’asile » qui, appliquées à la Turquie, autorisaient à juger « irrecevables » les demandes d’asile de personnes ayant transité par ce pays, sous couvert de « la directive procédures » (art. 33, 35 et 38) et donc d’y renvoyer les requérants après une procédure accélérée d’examen de leur demande.
Prudente, la Commission, qui ne pouvait pas ignorer les discussions que ces concepts susciteraient, s’est bien gardée de les mentionner dans la déclaration. Mais elle y a fait implicitement référence : « Les migrants ne demandant pas l’asile ou dont la demande d’asile a été jugée infondée ou irrecevable conformément à la directive susvisée [procédures] seront renvoyés en Turquie. » Très prudente, avant même la publication de la déclaration du 18 mars, elle a précisé que « l’application de ces dispositions requiert la modification préalable des législations nationales tant grecque que turque : la législation grecque doit prévoir le statut de pays tiers sûr pour la Turquie et la législation turque doit garantir l’accès effectif à des procédures d’asile pour toute personne ayant besoin d’une protection internationale [8] ». Très, très prudente, elle a souligné que le succès de ce projet reposait quasi exclusivement sur la bonne volonté de la Grèce et de la Turquie : « La mise en œuvre de l’accord requiert d’immenses efforts opérationnels de la part de toutes les parties prenantes, et avant tout de la Grèce. Les gouvernements grec et turc sont tous deux chargés de la mise en œuvre de l’accord. C’est aux pouvoirs publics de la Grèce et de la Turquie qu’il appartient de prendre les mesures juridiques et opérationnelles requises » [9].
Elle a ainsi admis que la « déclaration UE-Turquie » du 18 mars 2016 n’était qu’une injonction – impérative – faite à la Grèce, par une réunion de chefs d’État et de gouvernement, de mettre de l’ordre dans ses relations frontalières avec la Turquie afin d’épargner le reste de l’UE. Obéissante, la Grèce a donc adopté le 3 avril 2016 une loi introduisant les notions de « pays tiers sûr » et de « pays de premier asile », aménageant des procédures accélérées et individuelles pour l’examen des demandes, avec droit de recours (20 comités de recours ont été installés).
De son côté, le 6 avril 2016, la Turquie a modifié sa législation pour que les Syriens renvoyés puissent accéder à la protection temporaire ou la retrouver en dépit de « leur départ illégal » du territoire. Cela ne fait pas de la Turquie « un pays sûr » : la Convention de Genève ne s’y applique qu’aux ressortissants européens et, même « privilégiés » par rapport aux autres réfugiés, les Syriens ne sont que des « invités » sous protection « temporaire », autrement dit fragile [10] ; les autres « réfugiés » sont soumis à une procédure commune très éloignée des normes européennes et sans perspective d’intégration [11].
La Turquie pourrait-elle quand même être considérée comme « pays de premier asile » ? Les conclusions (très prudentes) du HCR tendraient à le contester [12], d’une part, car l’absence de refoulement ne peut suffire à qualifier ainsi la Turquie et, d’autre part, car il faudrait que la protection y soit « effective ». En dépit des dénégations des autorités turques, la fermeture de la frontière avec la Syrie a conduit à des refoulements attestés par plusieurs organisations internationales (Amnesty International, Human Rights Watch, etc.) et 707 des 1798 personnes reconduites vers la Turquie (Pakistanais, Bangladais, Irakiens ou Nigérians) ont été contraintes au retour vers leur pays d’origine ou de transit. Un « asile sûr », la Turquie ?
Du côté grec, depuis plus d’un an, la divergence de jurisprudence des juges de première instance et des comités d’appel place les arrivants dans l’incertitude quant à leurs perspectives (très minces) d’obtenir la protection internationale. Le nombre d’actions contentieuses initiées par des avocats et des associations attachés à la défense des droits des migrants témoigne du caractère aléatoire des décisions d’irrecevabilité et de renvoi ; les procédures s’éternisent et contribuent indirectement à la dégradation des conditions de vie dans les hotspots surpeuplés des îles [13] où les migrants sont maintenus aux fins d’enregistrement et d’identification. S’est ainsi développé un système bien plus proche de la rétention que des normes fixées par la directive « accueil » qui s’impose pourtant à la Grèce.
Enfin, depuis quelques mois, les autorités grecques se livrent à une forme de chantage sur les demandeurs d’asile en les sommant de choisir entre l’aide au retour volontaire et un recours auprès des comités d’appel pour contester le rejet de leur demande.
Un bilan ambigu
Les rapports régulièrement publiés par la Commission donnent à voir un bilan mitigé. En termes numériques, l’effet dissuasif de la perspective d’être renvoyé en Turquie, comme la surveillance maritime exercée par Frontex et la mission égéenne de l’Otan, combinés à la politique turque de fermeture de certaines de ses frontières, ont fait passer le nombre de traversées entre la Turquie et les îles grecques de 10000 par jour en moyenne en octobre 2015 à moins d’une cinquantaine au printemps 2017. La Commission se félicite ainsi de ce que, grâce à cet accord et à la lutte contre les passeurs, nombre de vies ont été épargnées : « 105 décès et disparitions ont été enregistrés en mer Égée contre 1150 personnes morts en 2015. »
Mais elle omet de signaler que de nouvelles routes migratoires sont apparues qui passent aujourd’hui par Chypre, l’Italie, voire l’Espagne suivant des circuits de plus en plus compliqués et dangereux conçus par les passeurs et qui ont occasionné la mort de 2360 personnes [14] en Méditerranée centrale pour les six premiers mois de l’année 2017.
Le satisfecit européen est aussi tempéré par les 37270 arrivées sur les îles grecques depuis « la déclaration », que ne contrebalancent pas les 1798 reconduites vers la Turquie. En dépit de 8700 retours volontaires, le bilan « officiel » n’est donc pas conforme aux attentes.
Pour la Commission européenne (rapport du 2 mars 2017), l’origine des difficultés persistantes tiendrait « au retard accumulé à tous les stades du traitement des demandes d’asile sur les îles grecques et à la difficulté de localiser les migrants aux différentes étapes de leurs procédures d’asile et de retour ». Elle préconise donc l’accélération de toutes les procédures et insiste sur la nécessité de créer « des capacités d’accueil suffisantes (y compris des centres fermés) sur les îles » et, afin de faciliter les retours, d’appliquer des « restrictions géographiques » aux migrants et de créer des centres de rétention. Elle juge toujours insuffisants les effectifs et les moyens techniques pour la surveillance des frontières qui auraient dû être fournis par les États membres à la Grèce.
Face à ces constats réservés, on se demande donc à quelles logiques répondent, d’une part, l’annonce par la Commission d’une reprise des renvois Dublin vers la Grèce et, d’autre part, la décision des autorités grecques de limiter les relocalisations vers les États membres aux seuls réfugiés arrivés avant le 20 mars 2016 !
S’agissant du programme « un pour un », le résultat est jugé plus positif… du moins depuis le mois de juin, plusieurs États membres ayant manifestement fait un effort pour réinstaller 6254 réfugiés syriens qui étaient en Turquie. Cela étant, les promesses enregistrées ne dépassent pas 25000, bien éloignées des 72000 attendues et misérables au regard des quelque trois millions de réfugiés actuellement présents sur le sol turc.
Enfin, on ne s’attardera pas sur la façon dont l’UE s’est mise en posture difficile à l’égard de l’évolution politique de la Turquie. Certes des voix de plus en plus nombreuses (dont le Parlement européen) s’élèvent pour dénoncer la poursuite des négociations d’adhésion, mais le fait est que toute demande d’asile d’un ressortissant turc conduit dorénavant Erdogan à faire peser la menace d’une réouverture de ses frontières et que, pour l’heure, aucun État membre n’a paru prêt à faire savoir que le droit d’asile ne se marchande pas…
Un précédent inquiétant
Le « deal » UE-Turquie aura sans doute permis à l’Union européenne de roder les stratégies les plus efficaces pour « trouver un juste équilibre entre responsabilité et solidarité, [...] assurer la résilience face aux crises à venir ; […] résister aux pressions migratoires, éliminer les facteurs d’attraction ainsi que les mouvements secondaires, dans le respect du droit international, lutter contre les abus et apporter un soutien suffisant aux États membres les plus touchés » [15].
Il est particulièrement inquiétant de lire que, à brève échéance, la coopération avec les pays tiers devrait conduire à l’adoption « d’une liste de l’UE des pays tiers sûrs ». Les États membres, notamment les plus touchés par la migration, sont également incités à monter « des accords de réadmission efficaces et des arrangements pragmatiques […] sans plus attendre ».
Gageons que les mois qui viennent réactiveront aussi les partenariats avec certains des voisins de la Turquie qui, comme la Jordanie et le Liban, accueillent nombre de réfugiés syriens. Et l’on sait que l’Égypte, la Libye comme la Tunisie figurent dans la mire de l’Union européenne qui, dans un esprit de « solidarité », entend les inciter à développer un système d’asile formellement apte à retenir des réfugiés sur leur sol.