Migrants : “Les crises sont à nos portes, sachons les gérer autrement”

Les Inrocks (France), 10/05/2016

Dans son ouvrage “Migrants & Réfugiés : Réponse aux indécis, aux inquiets et aux réticients”, la juriste Claire Rodier, cofondatrice du réseau euro-africain Migreurop, décrit une Europe en totale déconnexion sur la question des migrants. Une situation d’autant plus préoccupante que le phénomène n’est pas prêt de se tarir

Ils étaient 300 hommes, femmes et enfants à occuper le lycée désaffectée Jean-Jaurès la semaine dernière. Un refuge vital pour certains expulsés du camp de Stalingrad. Après l’évacuation du bâtiment, la prise en charge des migrants demeure une source d’inquiétude pour les militants de la "Chapelle debout !" qui ont organisé l’occupation du lycée. Un phénomène qui met une fois de plus en lumière la difficulté de la France quant à l’accueil de ces populations.

Dans son ouvrage Migrants & Réfugiés : Réponse aux indécis, aux inquiets et aux réticents (La découverte, 2015) la juriste Claire Rodier, cofondatrice du réseau euro-africain Migreurop, questionne les politiques mises en œuvre en la matière. Son constat : Les politiques en France comme l’Europe sont à des années lumière de l’urgence qui frappe à nos frontières. Sans langue de bois, elle insiste sur l’urgence d’une nouvelle politique à l’heure où beaucoup vivent dans la crainte d’une expulsion.

Vous luttez contre l’opposition entre “réfugiés” et “migrants”. Dans cette même logique, les militants du lycée Jean-Jaurès y incluent les sans-papiers pour ne pas faire de distinction entre “bon” et “mauvais” migrants. Partagez-vous ce raisonnement ?

Claire Rodier – C’est assez logique. Beaucoup de gens sont considérés comme “réfugiés” une fois leur dossier examiné. Mais avant cette étape, la plupart demeurent des sans-papiers. C’est arbitraire de définir à l’avance qui seront des “migrants” et d’autres des “réfugiés”. C’est une forme de discrimination entre les “bons” et les autres. D’autre part, toute cette catégorisation ne tient pas compte des obstacles pour régulariser les situations administratives.

Dans les pays d’accueil, il y a un dogme selon lequel seuls ceux qui fuient leur pays pour des raisons politique sont légitimes dans l’acquisition d’une protection. En plus d’être arbitraire, cela n’empêche pas les pays d’accueil de refuser des réfugiés alors même qu’ils répondent aux critères.

Au-delà des réfugiés syriens on évoque aussi des migrants d’Afrique subsaharienne. Comment expliquer que deux groupes aussi sociologiquement distincts se retrouvent à la même période, dans le même phénomène ?

Cela symbolise bien l’absurdité de la distinction entre migrants économiques et politiques. D’abord il y a la raison géographique. L’Europe est le territoire considéré comme “la terre d’accueil” la plus proche. À l’instar des Syriens fuyant le conflit au Moyen-Orient, les migrants érythréens et soudanais veulent échapper aux persécutions dans leur pays. Pour les autres, les départs sont dus à des différences de niveau de vie qui poussent les individus à chercher fortune ailleurs.

Au niveau des concordances entre ces deux parties du globe, on peut noter le caractère prédateur des pays occidentaux. Pour ce qui est du Moyen-Orient, leur rôle n’est pas à démontrer. En Afrique noire, il y a aussi une responsabilité de ces pays dans le pillage des richesses qui pousse les peuples à s’exiler. Mais Il faut le rappeler avec insistance : la plupart des migrations sur le continent africain se font entre les pays proches, et non pas en Europe.

Historiquement, l’Europe a-t-elle déjà fait face à des vagues de migrations extérieures d’une telle importance sur son continent ?

Si l’on prend les cinquante dernières années, on peut dire que les migrations massive étaient plutôt à l’intérieur même du continent. La guerre des Balkans dans les années 90 a entraîné par exemple de gros déplacements de populations. Autrement, l’Europe est principalement sur des migrations “choisies” comme celles du Sud-Est asiatique. A l’époque, on sélectionne des populations dans des camps de réfugiés thaïlandais en fonction de besoins précis.

D’un point de vue relativement court, on est dans une situation inédite. Mais historiquement, les grandes vagues de migrations ne sont pas nouvelles. Sinon que dire de celles de plusieurs millions d’Européens en direction des Etats-Unis ? D’autre part, si le phénomène peut sembler nouveau, il n’en demeure pas moins prévisible compte tenu de l’évolution de la situation au Moyen-Orient.

Vous décrivez une Europe particulièrement déconnectée face à l’ampleur du phénomène qu’elle doit affronter. Quels sont les aspects les plus marquant de cette déconnexion ?

Un élément représente bien cette situation. L’Union européenne a décidé à la fin des années 90 de mettre en place une politique commune en matière d’immigration. Or à chaque fois qu’il se passe quelque chose aux frontières extérieures, on entend dire qu’il faudrait une politique commune. Mais c’est déjà le cas ! Cela montre à quel point cette politique n’est pas pensée par rapport à la situation concrète. Elle se base seulement au travers de théories anciennes. On ne tient pas compte de la mondialisation des échanges et des phénomènes climatiques qui vont entraîner de plus en plus de déplacements de populations. C’est une politique élaborée sans prise en compte de ce qui se passe dans le reste du monde.

Autre exemple : le conflit syrien. Depuis 2011, l’exode de cette population n’a pas cessé en atteignant un pic d’environ 7 millions de déplacés en 2015. L’Union européenne n’a pas pris en compte la réalité de cet exode. Pire encore, elle a refusé d’accorder des visas aux Syriens sous prétexte de lutte contre l’immigration clandestine. C’est un aveuglement total par rapport à ce qui se passe juste de l’autre côté de la Méditerranée.
Les institutions européennes ne sont-elle pas une cible facile dans la mesure où c’est aussi aux Etats d’assumer leur devoir d’accueil ?

Quand on parle d’Europe, on évoque forcément les pays qui la composent. A l’échelle des institutions européennes, les efforts se heurtent à la volonté négative de beaucoup de pays membres. Citons pêle-mêle la Pologne, la Hongrie, le Royaume-Uni, et même la France qui a proposé un accueil très limité de réfugiés. La Suède aussi est en train de faire marche arrière. D’une manière générale, c’est une politique de rejet qui est adoptée au sein des pays membres.

Les Etats semblent pris au piège. S’ils ne font rien, ils créent des bidonvilles. S’ils se mobilisent, ils sont accusés de générer un “appel d’air”. Comment résoudre ce paradoxe ?

On n’est pas obligé de générer des bidonvilles lorsqu’on est une puissance comme la France. C’est un choix historiquement ancré qui se perpétue aujourd’hui. Nous sommes sur une successions de tentatives pour se débarrasser en vain des migrants. Ce sont des échecs successifs. Les gouvernements ne veulent pas prendre le problème à bras-le-corps. Je ne crois pas une minute que l’on soit dans l’incapacité d’accueillir 7 000 personnes. Je ne suis pas non plus convaincue que prendre en compte le phénomène génère un “appel d’air”. Les décideurs politiques anticipent les réactions supposées hostiles de leur électorat. Mais il faut dire la vérité : les mouvements de populations vont continuer à se produire. On ne peut faire croire que cette situation est évitable sous peur d’éviter un soi-disant “appel d’air”.

Quand est-il de l’argument selon lequel l’Europe n’a pas les moyens financiers de gérer ces populations ?

Il n’est pas démontré. Cela sert surtout à appuyer des politiques restrictives. Beaucoup d’études, notamment celle de l’OCDE, montrent un apport économique non négligeable des migrants sur le long terme. C’est un facteur de développement et de croissance. Mais nous sommes tellement dans un contexte de fermeture, que tout débordement apparaît comme un cataclysme. Or, plus on s’enferme dans sa forteresse, plus on accentue le différentiel de niveau de vie entre les peuples, et plus les migrations augmentent.

Lorsqu’une mesure est appliquée en faveur des migrants, on parle de “faire le jeu du Front National”. C’est tout le contraire. C’est avec des politiques d’hostilité qu’on joue le jeu du FN. Ce parti se nourrit des échecs des hommes et des femmes politiques. Ceux-là même qui prétendent prendre en compte un problème alors qu’ils ne gèrent rien.

Comment expliquez-vous le succès du discours négatif à l’encontre des migrants les renvoyant à une logique d’assistés, de profiteurs, voire de menace ?

On flatte un instinct naturel chez certaines personnes. On attise la peur sur des gens qui ne sont “pas comme nous”. Le rôle du politique serait au contraire de ne pas flatter ces bas instincts lorsqu’ils sont néfastes. Pendant le court épisode d’accueil des réfugiés en Allemagne, on a vu des réactions d’empathie qui allaient dans le sens de l’accueil des populations. Cela montre que l’opinion publique est tout aussi sensible à ce discours. Les responsables politiques ont une grosse responsabilité dans le choix d’une position hostile. On ne peut pas faire croire qu’il est judicieux de s’enfermer dans son pré-carré de richesse à l’heure où les individus sont de plus en plus en mouvement.

Sur quel modèle la France peut-elle s’inspirer pour trouver des solutions au problème qu’elle affronte ?

La France a une histoire suffisamment longue en la matière pour créer son propre modèle. Mais il faudrait qu’elle affronte ses propres difficultés. On a largement de quoi donner l’impulsion pour inverser l’attitude européenne. Les crises sont à nos portes, sachons les résoudre autrement. On aimerait bien pouvoir réhabiliter le symbole de “La France terre d’accueil”. Quelques signaux suffiraient. En définitive, le meilleur exemple sur lequel la France pourrait s’inspirer, c’est elle-même.

Lien vers l’article des Inrocks