Sommet euro-africain sur les réfugiés : cynique marchandage

La Libre (Belgique), 10/11/2015

Quelques semaines après l’émotion planétaire soulevée par la photo du cadavre du petit Aylan Kurdi échoué sur les côtes turques, les masques tombent. Une opinion d’Emmanuel Blanchard, président de Migreurop, Caroline Intrand, codirectrice du Ciré, Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD-11.11.11. et Alexis Deswaef, président de la Ligue des droits de l’homme.

De sommets ministériels exceptionnels en "discours historiques" devant le Parlement européen, en passant par les plans d’action et autres textes de la Commission, l’Union européenne (UE) réaffirme l’orientation de sa politique migratoire et ses priorités en matière de police des frontières, de sous-traitance de la gestion migratoire à des pays voisins et de dissuasion des mouvements migratoires.

"Bons réfugiés" et "mauvais migrants"

En effet, la mise en place de "hotspots" va généraliser l’enfermement des étrangers, y compris pour les demandeurs d’asile, ainsi que le tri de ces derniers entre "bons réfugiés" et "mauvais migrants". Les Etats européens sont prêts à "se partager le fardeau" de l’accueil d’une (petite) partie des demandeurs d’asile à condition que les maigres droits et garanties procédurales que la loi reconnaît à l’ensemble des migrants soient abandonnés. Les "hotspots" sont des catalyseurs d’expulsion, devant améliorer le "taux de retour" des exilés qui ne seraient pas éligibles au graal de la "relocalisation".

Au nom de la lutte contre les passeurs et trafiquants d’êtres humains, la militarisation des contrôles migratoires confine à la guerre aux migrants. Demain, si l’Onu donne son accord, les bâtiments militaires de l’opération navale "Sophia" (à laquelle participe la Belgique), qui peuvent déjà arraisonner, voire détruire en haute mer des bateaux suspectés de contribuer au trafic d’êtres humains, pourront mener leurs opérations dans les eaux territoriales libyennes. Que deviendront ensuite les passagers ? Selon toute probabilité, ils seront conduits dans des camps en Italie, des "hotspots" ou remis entre les mains, en Libye ou ailleurs, de ceux qu’ils cherchaient à fuir.

Blocus et compromissions

Via le renforcement des moyens financiers, matériels et juridiques de l’agence Frontex, l’UE organise un réseau de surveillance destiné à ce qu’un minimum de personnes approchent de ses côtes. Après avoir bloqué les possibilités d’accéder à l’Europe par les voies aériennes, faute de visas accordés aux personnes suspectées de "risque migratoire", c’est un véritable blocus des côtes de l’Afrique du Nord et de la Turquie que visent les décideurs européens. Avec le concours de Frontex, ils voudraient en effet le compléter d’un pont aérien destiné à organiser les retours forcés de toutes celles et ceux qui, au péril de leur vie, se seraient faufilés jusque dans les avant-postes de l’UE.

Pour atteindre leurs objectifs, les Etats membres et l’UE sont prêts à toutes les compromissions. Les opérations militaires au Sahel menées par les contingents français et belges sont dorénavant aussi envisagées comme un moyen de couper les routes migratoires. Au Niger, la mise en place de camps destinés à organiser des retours forcés ou "volontaires" en amont des frontières européennes sont programmés. Les régimes les plus répressifs, comme le Soudan ou l’Erythrée (notamment dans le cadre du "processus de Khartoum") que fuient des dizaines de milliers de demandeurs d’asile, bénéficient de subsides tel le FED (Fonds européen de développement) afin de retenir leur population et de "sécuriser" leurs frontières.

Ces vastes marchandages, et notamment la question des accords de réadmission (autrement dit de l’engagement des Etats d’origine ou de transit à "reprendre" les personnes expulsées d’Europe), seront les enjeux centraux du prochain sommet euro-africain de La Valette (11-12 novembre 2015).

Démission morale

Afin de faire admettre la démission morale de l’UE et son renoncement à appliquer les grandes conventions internationales de protection des droits humains, y compris celles concernant les demandeurs d’asile, les autorités européennes vont continuer de s’appuyer sur une politique de l’effroi affirmant que les équilibres nationaux et européens seraient mis en péril par "le plus grand afflux migratoire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale". Pour cela, les statistiques opportunément fournies par Frontex sont martelées alors que l’agence Frontex a elle-même reconnu que ses chiffres étaient biaisés (elle comptabilise des franchissements de frontières et non des personnes). Malgré que les statistiques de nombreux pays européens attestent que le nombre de demandeurs d’asile est resté stable en 2015, ces données sont utilisées pour contrecarrer les mouvements de solidarité avec les exilés et apporter de l’eau au moulin des argumentaires inhospitaliers voire xénophobes. Elles occultent opportunément qu’en 2015, l’UE est certes un mirage pour des centaines de milliers d’exilés, mais elle n’est plus une véritable terre d’asile : elle ne reçoit que ceux qui ont survécu aux multiples obstacles mis sur leur route, dans des proportions si faibles qu’elles donnent à voir cette politique d’inhospitalité. Ainsi, la Turquie, avec qui l’UE négocie la sous-traitance de la surveillance de ses frontières mais aussi de l’accueil des demandeurs d’asile, accueille au moins quatre fois plus de réfugiés syriens que l’ensemble des 28 Etats membres.

Pour arriver à ce résultat, l’UE fait flèche de tout bois et défend avec opiniâtreté l’assignation à résidence de la majorité de la population mondiale et la mise en œuvre de facto d’un "délit d’émigration" contraire à tous les textes internationaux, et en particulier à l’Article 13 de la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.

Une autre approche

Ce sont ainsi des valeurs d’inhospitalité et de déni des droits fondamentaux que l’UE apportera à l’Afrique, à la table des négociations qui se tiendront à La Valette. C’est pourtant d’une tout autre approche dont les relations euro-africaines du XXIe siècle ont besoin : celle de la promotion de la démocratie, du respect des droits humains et d’une coopération au développement renouvelée.

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