Loin des frontières européennes, les premiers contrôles migratoires
Par Sara Casella Colombo & Louise Tassin, Migreurop
En juin 2013, le journal gratuit Metro publie un article intitulé : « Elle passe la douane avec un passeport de licorne » [1] L’article rapporte l’expérience d’une fillette anglaise et de ses parents lors de leur arrivée à l’aéroport d’Istanbul. La mère de l’enfant y raconte qu’elle a présenté le passeport de la licorne en peluche de sa fille aux agents de la police turque pour entrer sur le territoire, sans que cette erreur n’ait été détectée. Une chose est frappante : depuis quand les peluches ont-elles des passeports ? Est-ce que l’identité assignée par l’État via les papiers d’identité est si fortement imprégnée dans nos quotidiens qu’on en attribue aussi aux licornes ? Mais, ce que cette anecdote révèle plus généralement, c’est l’arbitraire du passage de la frontière. Alors que la technologie biométrique s’introduit dans les passeports et dans les visas,
comment expliquer une telle négligence ? À y regarder de plus près, cela n’a rien d’étonnant. La frontière est un filtre, un mur pour certains, une formalité pour d’autres. C’est le lieu où les agents en charge des contrôles ont pour mission de trier ceux qu’ils identifient comme des « voyageurs de bonne foi » et les personnes « indésirables » à qui ils refuseront l’accès au territoire. Ce tri s’effectue désormais en grande partie avant même d’avoir atteint la frontière géographique des États européens, soit une externalisation des contrôles migratoires des
États membres. Un premier tri a lieu au moment de l’attribution des visas. La construction européenne a eu sur ces enjeux des conséquences décisives. En 2001 les États membres adoptent une liste commune d’États soumis à visas, soit une nouvelle forme de bipolarisation du monde. Certains pays imposent donc des visas à des nationalités qui jusqu’à présent avaient accès à leur territoire sans contrainte. C’est le cas de la France avec l’ensemble des ressortissants de pays autrefois colonisés (Algérie, Mali, Sénégal, etc.). D’autres acteurs privés sont impliqués dans ce tri des voyageurs effectué en amont de la frontière : les compagnies aériennes. Depuis les années 1990 le droit européen prévoit des sanctions qui peuvent s’élever jusqu’à 500 000 euros pour les transporteurs s’ils acheminent des personnes qui se voient refuser l’accès au territoire. Les compagnies doivent également prendre en charge les frais d’hébergement et d’expulsion. Face à ces enjeux financiers, les
compagnies ont choisi d’embaucher des experts en détection de faux documents qui interviennent au moment de l’embarquement. Les compagnies se réservent alors le droit de refuser l’accès à leur appareil à certaines personnes – dont certaines ont parfois des papiers en règle – et donc de fait le droit d’accéder au territoire européen. Les États membres ont donc délégué à peu de frais le travail de tri à des compagnies privées sur lesquelles s’exercent d’autant moins de contrôles qu’elles agissent hors de leur territoire. Mais les contrôles dans les pays d’origine et de transit sont également effectués par des agents des services européens dans les pays d’origine et de transit des migrants. Ces policiers, envoyés en tant qu’officiers de liaison assistent les services de sécurité de ces États dans la détection des potentiels franchissements irréguliers de la frontière. Ainsi, selon David Blunkett (ancien ministre de l’Intérieur du Royaume-Uni) en 2001, les officiers de liaison anglais ont contribué à interdire l’embarquement de 22 515 passagers dans les aéroports de départ. En 2007, les agents de liaison français ont refusé à près de 6 000 migrants l’embarquement dans des aéroports d’Afrique de l’Ouest et de Chine. Dans le même temps, l’UE développe des outils pour faciliter le franchissement des frontières des ressortissants d’États tiers (non membres de l’UE) qui sont jugés « désirables ». La Commission européenne a annoncé le 28 février 2013 la volonté des État membres de mettre en
oeuvre une « frontière intelligente [2] » à même d’effectuer rapidement ce type de contrôle. Elle prévoit la mise en place d’un système destiné aux titulaires de visas à entrées multiples. Ces derniers pourront s’identifier automatiquement grâce aux données biométriques recueillies préalablement. Ces nouvelles mesures doivent donc être comprises dans le contexte de multiplication des obstacles pour les migrants indésirables. Les conséquences de ces contrôles effectués en amont sont nombreuses. Ce tri légitime le recours généralisé à l’enregistrement de données
personnelles et le recours à la biométrie pour l’ensemble des personnes franchissant
des frontières. Par ailleurs, l’accès au territoire par la voie aérienne est rendu beaucoup plus difficile pour les migrants qui ne peuvent faire valoir un visa et des documents en règle. Or, les demandeurs d’asile sont généralement dans l’incapacité de faire appel aux autorités des États membres pour solliciter un visa en raison des
menaces qui s’exercent sur eux dans leurs pays d’origine. Et ces divers dispositifs ne sont pas sans effet. Aux frontières françaises, le nombre de personnes demandant l’asile est passé de 10364 en 2001 à 1 346 en 2013 (dont 59 Syriens seulement), soit « son plus bas niveau » souligne l’Ofpra (Office français de protection des
réfugiés et des apatrides) [3]] dans son dernier rapport annuel. En conséquence, pour ces migrants, ces mesures font des frontières aériennes une voie sans issue. Rien d’étonnant alors, que ces derniers choisissent des voies toujours plus périlleuses et dans certains cas mortelles pour rejoindre le territoire européen.
... Et une Europe qui s’emmure
Les murs de l’immigration sont aussi physiques, tout proches, situés aux frontières
extérieures de l’espace Schengen, comme à Melilla et à Ceuta : deux enclaves espagnoles situées en territoire marocain et entourées de clôtures grillagées hautes de plus de six mètres et aux abords desquelles des migrants décèdent chaque année, soit en tentant de les contourner par la mer, soit au moment de leurs franchissements. Un autre mur a également été érigé à la frontière terrestre gréco-turque où le fleuve Evros s’écarte de la limite entre les deux pays. Les dispositifs qui entourent le site d’Eurotunnel, les ports de Calais et Dunkerque dans le nord de la France font aussi partie de ces nouveaux « rideaux de fer » que les institutions de
l’Union européenne (UE) et des États membres se refusent de comparer à celui qui a balafré l’Europe pendant près de trente ans. Et pourtant ces barrières contemporaines dont le nombre ne cesse de croître n’ont rien à envier à leur « rédécesseur » tellement elles disposent d’outils technologiques (capteurs, caméras infrarouge, etc.). Mais ces murs sont également dotés d’une certaine profondeur avec tout un ensemble de camps qui sont très liés à la présence de ces frontières européennes mais demeurent toutefois bien moins visibles. Depuis les années 1990, les camps destinés à enfermer les étrangers sans titre de séjour sont en effet devenus un instrument privilégié de gestion des populations migrantes, en Europe mais aussi au-delà. Aux frontières extérieures de l’Union européenne, au sein des États membres et dans les pays tiers, l’enfermement administratif s’est banalisé : des personnes sont parfois privées de liberté pour des durées indéterminées comme au Royaume-Uni
ou en Égypte parce qu’elles n’ont pas respecté les règles relatives au franchissement
des frontières ou au séjour des pays traversés. Cette généralisation résulte de politiques migratoires européennes restrictives. Depuis l’entrée en vigueur du
traité d’Amsterdam en 1999, les États membres ont développé un arsenal de dispositifs politiques, législatifs et administratifs visant à trier et renvoyer les étrangers. Pivots de ce système, les camps se sont agrandis, perfectionnés et multipliés. En ne tenant compte que des camps fermés, la cinquième édition de la « Carte des Camps » de Migreurop en dénombre 473 dans 44 pays, pour une capacité totale connue de près de 37 000 places. Adoptée en 2008, la directive « retour » est significative de la banalisation du recours à la détention comme mode de gestion des migrations. Elle ouvre notamment la possibilité d’enfermer et d’expulser des personnes vulnérables
telles que les mineurs, d’utiliser des prisons de droit commun pour des étrangers en instance d’expulsion et de prononcer des interdictions d’entrée sur le territoire de l’UE pour une durée de cinq ans. De plus, elle fixe à 18 mois la durée maximale de détention, s’alignant ainsi sur les pratiques les plus répressives de l’UE. Enfin, elle précise que l’accès des ONG aux camps peut « être soumis à autorisation », limitant ainsi le droit de regard de la société civile. Les visites réalisées par Migreurop dans le cadre de la campagne Open Access Now [4] sont venues confirmer la dégradation de la situation : la directive a opéré une harmonisation par le bas des législations européennes. Malgré les euphémismes employés dans le langage officiel, la détention administrative s’apparente au système carcéral et entraîne de nombreuses atteintes aux droits fondamentaux (difficultés d’accès aux soins, droit d’asile bafoué, assistance
juridique non assurée, etc.). La récurrence des phénomènes de désespérance, d’automutilation voire de tentative de suicide est révélatrice du caractère à
la fois insupportable et pathogène de l’enfermement. Les juges européens ont d’ailleurs reconnu la réalité des conditions de détention irrespectueuses de la dignité humaine en acquittant des détenus accusés d’actes de révolte et d’évasion en Italie et en Grèce. L’enfermement recouvre cependant des réalités différentes, tant du point de
vue de ses fonctions que de ses formes. Si certains camps sont réservés à l’expulsion
des personnes en situation « irrégulière » sur un territoire, d’autres doivent servir, aux frontières, à examiner les situations de migrants cherchant à entrer ou séjourner sur un territoire. Néanmoins, le plus souvent, ces deux fonctions se combinent et leurs murs se ressemblent : enceintes, grillages, barbelés et dispositifs de surveillance
dessinent le nouveau paysage des frontières européennes. Ces barrières imposantes ne doivent pas masquer non plus une autre réalité, moins visible mais tout autant problématique : d’un côté, les lieux informels de détention, dispersés sur tout le territoire européen, dans ses ports, ses aéroports, ses commissariats, où des
étrangers sont confinés dans des conditions matérielles souvent indignes et
sans protection juridique ; de l’autre, l’ensemble des lieux de mise à distance
des étrangers comme certains centres « ouverts » d’accueil, de transit ou d’hébergement ayant une vocation apparente – apporter une assistance et un toit – qui
masque mal le fait que leurs occupants, migrants et demandeurs d’asile, n’ont pas d’autre choix que de s’y trouver. Alors que les associations intervenant dans les camps ont largement démontré l’inefficacité de la détention administrative (en 2009, près de 253 000 personnes ont été expulsées sur les 571 000 détenues), celle-ci n’a jamais été remise en cause par les autorités. Les camps, au-delà de leurs objectifs affichés et de leurs enjeux économiques, sont avant tout un outil de communication politique. S’ils ne dissuadent pas les candidats au départ pour l’UE, ils « rassurent » l’opinion publique face à ceux qu’on a désignés comme des « ennemis », nourrissant ainsi le racisme et la xénophobie. Les murs, s’ils permettent de dissimuler au regard
du public une population indésirable et de la tenir à l’écart, offrent aussi une certaine visibilité aux étrangers, ainsi associés à des délinquants que l’enfermement viendrait sanctionner. Depuis plus de dix ans, Migreurop recense et documente les lieux d’enfermement des étrangers ainsi que les dérives et les violations de droits qui les caractérisent, élaborant depuis 2003 une « carte des camps » dont les éditions successives, toujours plus détaillées, permettent d’illustrer l’évolution et la multiplication des camps d’étrangers. Pour aller plus loin, le réseau
a conçu en 2013 un nouvel outil : une carte dynamique et participative [5]. Son objectif est à la fois scientifique et politique. Il s’agit, d’une part, de documenter le phénomène et ses conséquences, en récoltant un maximum de données sur la localisation de ces lieux, les conditions de détention et les événements qui y ont cours. D’autre part, l’idée est de faciliter l’accès aux informations pratiques liées à ces camps afin de favoriser le contact des proches ou, plus largement, des citoyens, avec les personnes détenues. Ces objectifs croisés ont un enjeu important : mobiliser toutes celles et ceux qui s’opposent aux mécanismes d’enfermement et d’éloignement des migrants pour défendre les droits fondamentaux.