Le business de la migration
Par Claire Rodier (GISTI - Migreurop) ; publié dans la revue Plein droit (GISTI) n°101, juin 2014
La dimension économique de la migration n’a longtemps été abordée que sous l’angle du bilan coût/avantage pour les pays d’accueil, ou encore de son rôle dans le développement des pays d’émigration lié aux fonds qui y sont envoyés par les personnes migrantes. Avec le durcissement des politiques migratoires, un nouveau thème est apparu, celui de l’exploitation par des réseaux criminels – auxquels sont mécaniquement assimilés les « passeurs-facilitateurs » souvent migrants eux-mêmes – du besoin de franchir des frontières toujours plus verrouillées. Qualifiée par le collectif Cette France-là de « stratégie rhétorique » destinée à légitimer « des politiques de plus en plus restrictives, brutales et attentatoires aux droits fondamentaux » [1], la thématique des passeurs sert de surcroît à masquer une forme autrement plus lucrative d’exploitation de la migration, encouragée celle-là par les gouvernements puisqu’elle sert les dispositifs de « gestion des flux migratoires ». Les formes récentes de cette gestion fournissent, depuis une quinzaine d’années, une manne qui n’est sans doute pas près de se tarir. On pense aux profits tirés du développement de la technologie sécuritaire dans le secteur de la surveillance des frontières, mais aussi de tout ce qui ressort dans les pays d’immigration des législations sur l’accueil, l’hébergement, la détention et l’expulsion des étrangères et des étrangers. Dans les deux cas, les bénéficiaires de cette manne sont à titre principal des entreprises privées : industries d’armement et aéronautique, sociétés d’assurance, sociétés de sécurité, prestataires privés pour la gestion des visas, ainsi qu’une kyrielle d’opérateurs impliqués dans l’application des politiques migratoires et d’asile. Dans une savoureuse « recension des vautours qui se font du fric avec la machine à expulser », le site d’informations alternatives Infokiosques a mis en ligne, en 2009, la liste détaillée des constructeurs et des architectes de centres de rétention administrative, des prestataires de services qui en assurent le quotidien (repas, blanchisserie, nettoyage), des sociétés de transport qui convoient des expulsé·e·s, des sociétés hôtelières à qui sont louées des chambres pour les personnes retenues, ainsi que des associations qui interviennent dans les centres de rétention administrative (CRA) sous contrat et des cabinets d’avocats qui défendent les intérêts de l’administration dans les contentieux de l’éloignement [2]
Le marché de la sécurité migratoire, une préoccupation récente
Si l’apparition d’une économie mondiale de la sécurité, notamment à la faveur du contexte provoqué par les attentats du 11 septembre 2001, est observée depuis plusieurs années [3], l’intérêt du monde académique, du milieu de la défense des droits des étrangers et des médias pour le marché de la migration est plus récent, en France en tout cas. Ce n’est que dans la deuxième édition, en 2012, de son Atlas des migrants en Europe, que le réseau Migreurop a inséré un chapitre sur « l’économie de la sécurité frontalière ». Depuis, plusieurs revues associatives – en France, mais aussi en Belgique et en Suisse – ont abordé le sujet. Sous le titre « Privatisation de l’asile », le bulletin de l’association romande Vivre ensemble s’interroge : « L’asile serait-il devenu un nouveau marché ? [4] » En Belgique, le Ciré (Centre d’information pour les réfugiés et les exilés), qui consacre un numéro de son excellent Migrations magazine aux « chroniques de l’Europe forteresse », y réserve une place de choix à la sous-traitance du contrôle migratoire [5]. C’est dans un dossier sur « les comptes de l’immigration » que Causes communes, la revue de La Cimade, s’intéresse à la question en 2014 [6]. La recherche n’est pas en reste : en 2013, lors d’une session du congrès de l’Association française de sociologie ayant pour thème Migrations, Altérité et Internationalisation, une communication traite du « marché global des mobilités migratoires qui exploite des concessions régaliennes de gestion des frontières et des flux humains » et explore les formes prises par « l’hybridation accélérée des acteurs de gestion des migrants et des altérités » [7] ; une autre étudie la privatisation de l’accueil des mineurs isolés étrangers [8]. La même année, « l’économie de la frontière » est au programme du colloque pluridisciplinaire organisé à Aix-en-Provence par l’Antiatlas des frontières (collectif de chercheurs, d’artistes et de professionnels qui travaillent sur les mutations des mécanismes de contrôle aux frontières terrestres, maritimes, aériennes et virtuelles des États) [9].
Sur ces sujets, la production scientifique ou militante en langue anglaise est plus ancienne. Aux États-Unis, des travaux remontant à la fin des années 1990 explorent les formes prises par l’exploitation économique du phénomène migratoire en recensant l’ensemble des activités (légales et illégales, formelles et informelles) et des services qui tirent profit de la facilitation et de l’aide à la migration internationale. Dans un premier temps, l’essentiel de ces recherches sur l’industrie de la migration [10], les migration merchants [11] ou le business de la migration [12]. se concentre toutefois sur l’organisation criminelle du trafic de migrants. Un peu plus tard apparaîtra la thématique de la privatisation : cela s’explique sans doute par le fait que la délégation au secteur privé de fonctions longtemps considérées comme relevant de prérogatives régaliennes – et à ce titre tout ce qui concerne la gestion de l’immigration irrégulière – a commencé depuis bien plus longtemps dans les pays anglo-saxons qu’en Europe continentale. Ainsi, aux États-Unis et en Australie, la détention des personnes étrangères en instance d’expulsion est entièrement sous-traitée à des entreprises privées depuis plus de dix ans ; elle l’est partiellement au Royaume-Uni. Dès 2005, le Refugee Studies Center (université d’Oxford) publiait les résultats d’un travail de recherche sur l’implication des sociétés privées dans le développement des centres de détention pour personnes migrantes [13]. À partir du milieu des années 2000, des activistes américains ont commencé à dénoncer le prospère négoce dont bénéficiaient – et bénéficient encore aujourd’hui – deux groupes se partageant 70 % du marché des « prisons pour étrangers » aux États-Unis. L’activité de lobbying de ces groupes auprès des autorités fédérales comme des États pour durcir les lois, aggraver la répression et multiplier les arrestations a eu une influence directe sur l’augmentation du nombre de sans-papiers détenus. Le Center for International Policy (une ONG qui milite, aux États- Unis, pour une politique étrangère transparente et responsable, dans le respect des droits de l’Homme) recense régulièrement et rend publics les noms des responsables politiques proches du « lobby des prisons privées », et les sommes qu’ils ont reçues en échange de leurs services.
Militants et chercheurs ne sont pas les seuls à pointer les dangers de la privatisation des missions de gardiennage et de surveillance des migrants. Louis Joinet, ancien rapporteur du groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire, raconte avoir tenté d’obtenir communication du contrat de sous-traitance qui liait l’État australien à une société privée pour la gestion d’un centre de détention de migrants : « La réponse immédiate fut un Business secret – au lieu d’un State secret. Mon interlocuteur assimilait l’État à un banal client commercial et l’ONU à un organisme qui risquait de divulguer à ses concurrents les secrets de fabrication de sa "marchandise". […] En application de ce contrat avec l’État, chaque évasion était sanctionnée par une pénalité dont le montant n’était remboursé par l’Australie à cette entreprise que si le fugitif était retrouvé. Cela expliquait – très "commercialement" – le pourquoi du régime de surveillance quotidienne draconien auquel se trouvaient soumis ces demandeurs d’asile. On veillait sur eux comme sur un "cheptel" numéroté [14] »
Sur le terrain de la sécurité frontalière, un rapport très documenté de l’ONG britannique Statewatch donne, en 2009, des clefs sur les rapports étroits tissés, depuis le début des années 2000, entre les acteurs publics européens et les entreprises spécialisées dans la sécurité et la défense [15]. Il montre comment le choix fait par la Commission européenne, à cette époque, d’investir dans la technologie de pointe pour assurer la sécurité des frontières extérieures de l’UE face aux menaces que représentent le terrorisme, les conflits régionaux, la criminalité transnationale et l’immigration irrégulière, répond aux intérêts des principales firmes du secteur (voir aussi l’article p. 27). Citée par le rapport, la formule d’un commissaire européen pour qui « la sécurité n’est plus un monopole des administrations, mais un bien commun, dont la responsabilité et la mise en place doivent être partagées entre le public et le privé », résume cette convergence, et donne le coup d’envoi à un programme de grande ampleur qui offre des perspectives de profits considérables aux sociétés concernées. Si la lutte contre l’immigration irrégulière n’est pas seule ciblée par le marché euro- péen de la sécurité, elle en représente une branche très importante.
Il est, aujourd’hui, de plus en plus souvent fait référence à l’industrie de la migration pour dénoncer ses conséquences sur la situation des personnes qui en sont victimes. Dans une chronique de mars 2014, l’IRIN (bulletin en ligne « d’analyses et de nouvelles humanitaires » dépendant des Nations unies), établit une corrélation directe entre la part croissante prise par le secteur privé dans la gestion des centres de détention et les mauvais traitements qu’y subissent les migrants. À partir d’exemples pris en Australie, au Royaume-Uni et aux États-Unis, l’article met en évidence une série de dérives qui s’ajoutent aux risques de graves violations des droits mettant en cause des personnels de gardiennage : la logique de privatisation qui permet aux États d’échapper à leur responsabilité, l’absence de transparence sur les modalités d’intervention des sociétés prestataires, la perte de contrôle des autorités étatiques sur les activités de celles-ci, le défaut d’informations sur le coût réel de la sous-traitance, la situation quasi monopolistique des quelques multinationales qui, à l’échelle mondiale, se partagent le marché de la détention, la collusion entre leurs dirigeants et certains responsables politiques, et enfin le processus de criminalisation des migrants qu’entraîne cette privatisation [16].
Vers le business humanitaire
Une équipe de l’Institut danois pour les études internationales, qui a coordonné une recherche sur « l’industrie de la migration et le marché de la gestion de l’immigration » [17], propose de distinguer trois catégories dont les branches s’entrecroisent : d’abord, « l’industrie du contrôle » qui désigne la sous-traitance des activités liées à l’expulsion et à la détention des personnes migrantes, ainsi qu’à la surveillance des frontières. Ensuite, l’« industrie de la facilitation » qui rassemble les individus, les réseaux et les sociétés privées qui tirent profit de la mobilité migratoire. Sont mis en cause aussi bien les « passeurs », les fonctionnaires corrompus qui aident à obtenir des vrais ou faux visas, les trafiquants en tout genre, que les dispositifs légaux comme les programmes organisant l’immigration de travail, les banques et les agences spécialisées dans les transferts de fonds, ainsi que les ONG ou les associations caritatives qui apportent une assistance pendant le voyage. Enfin, « l’industrie de l’assistance », formée par les organisations internationales, les ONG et les associations de migrants ou d’aide aux migrants qui sont impliquées, d’une manière ou d’une autre, dans la gestion des migrations. Il s’agit d’une catégorie hétérogène, tant par les objectifs poursuivis (aider les personnes à défendre leurs droits à circuler ou à rester, ou au contraire mettre en garde contre les dangers de l’immigration irrégulière) que par la nature des relations avec les autorités (contester les politiques en vigueur, y compris en entravant l’application de la loi, ou au contraire accompagner ces politiques, par exemple en gérant des centres de détention ou en participant à des programmes d’incitation au retour « volontaire »).
Dans les deux derniers cas, les modèles proposés mêlent des dispositifs légaux et des activités informelles, voire criminelles, et font cohabiter des activités parfois exemptes de toute rentabilité financière avec d’autres où la dimension économique est très présente. Ce rapprochement peut sembler troublant, voire abusif. On ne saurait certes assimiler l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), puissante structure intergouvernementale dont le mandat affiché est de « s’employer à ce que les migrations se déroulent en bon ordre et dans des conditions préservant la dignité humaine, pour servir les intérêts de toutes les parties concernées », et les petites associations locales composées de bénévoles qui apportent une aide aux migrants. La première est étroitement impliquée dans la gestion autoritaire des déplacements de populations par les États qui la financent, les secondes n’hésitent parfois pas à entrer en résistance contre une réglementation qu’elles estiment injuste. Les auteurs de la typologie prennent d’ailleurs la précaution de préciser, s’agissant de « l’industrie de l’assistance », que les motivations de ses protagonistes sont loin d’être principalement l’appât du gain.
Cette approche, si elle s’éloigne du champ des retombées strictement lucratives de la « gestion des flux migratoires », a le mérite d’en inscrire les multiples aspects dans le vaste panorama des activités de tous ordres induites par les politiques migratoires. Elle invite en outre à se méfier des catégorisations simplistes. Le fait qu’une association ou une ONG ait pour mission l’aide aux migrants n’interdit pas qu’on interroge la dimension économique de son activité. En témoigne l’exemple de la gestion chaotique des situations d’« urgence humanitaire » décrétées en Italie, avec les abus qu’elle génère de la part de plusieurs organisations qui ont trouvé dans l’accueil des exilés arrivés par la mer une source de revenus inespérée (voir l’article p. 14).
En France, une tendance marquée à la professionnalisation du secteur de l’accueil des demandeurs d’asile, combinée au recours croissant aux procédures de marché public ou à la délégation de service public dont bénéficient certaines associations pour prendre en charge cette mission, les a transformées, au cours des dernières années, en opérateurs zélés dont les logiques financières prennent le pas sur la vocation humanitaire. Sur le même modèle, un nouveau marché est en train d’émerger, concernant l’accueil des mineurs isolés étrangers. Il s’agit de confier à des associations le soin de mettre à l’abri ces mineurs à moindre coût, à condition qu’elles sachent écarter celles et ceux soupçonnés de tricher sur leur âge ou la réalité de leur isolement en France. Ce n’est sans doute qu’un début : si elles se concrétisent, les formules évoquées par les pouvoirs publics dans le domaine des « alternatives à la rétention » pour les étrangers frappés par une mesure d’éloignement (assignation à résidence « en centre ouvert ou semi-ouvert » [18], accompagnement au retour et aide à la « construction d’un projet de vie dans le pays d’origine »), tout comme l’idée de créer des centres « semi-fermés » pour les demandeurs d’asile déboutés [19], ouvrent un boulevard pour les spécialistes du business humanitaire qui sont déjà sur les rangs.