Naufrage de Lampedusa
Par Claire Rodier, présidente de Migreurop ; publié dans la revue Multitudes, n°55, printemps 2014
Si ce n’est son extrême proximité de la côte, rien ne distingue le terrible naufrage survenu à Lampedusa le 3 octobre 2013 de ceux qui l’ont précédé ou suivi. La compassion mêlée d’effroi qui s’est emparée de la population locale, des médias et de la classe politique européenne à l’annonce de la mort par noyade de 360 personnes, sur les 500 Érythréens et Somaliens qui avaient quitté quelques jours plus tôt les côtes libyennes à bord d’une embarcation surchargée, est exclusivement due à la visibilité du drame. Parce qu’il s’est déroulé à moins d’un kilomètre de l’île, parce que ses habitants ont été associés au sauvetage, parce que les secours ont repêché plus de cent victimes dont les cadavres ont été exposés aux caméras du monde entier, le « naufrage de Lampedusa » a pris, pendant quelques jours, l’allure d’un événement exceptionnel, célébré comme tel : journée de deuil national décrétée en Italie, déplacement de ministres et de représentants de la Commission européenne pour rendre hommage aux morts, déclaration solennelle du Parlement européen… Pourtant, exceptionnel, le naufrage du 3 octobre ne l’est en rien.
Loin des yeux, loin de l’émotion
À preuve : huit jours plus tard, le 11 octobre, ce sont au moins 200 boat people syriens qui sont morts noyés au large de la même île de Lampedusa, sur un total de plus de 400 personnes, parmi lesquelles de très nombreux enfants. L’information, peu relayée, et avec retard, n’a suscité presque aucun commentaire de ceux qui, au même moment, annonçaient sur l’air du « plus jamais ça » un arsenal de mesures censées éviter de nouveaux « drames de la migration ». Il est vrai que cette fois-ci, la plupart des victimes n’ont eu que la mer pour sépulture, le naufrage ayant eu lieu à distance beaucoup plus grande de la côte. Loin des yeux, loin de l’émotion…
En 2009, 200 personnes se sont noyées au large de la Sicile. En 2010, deux naufrages simultanés ont provoqué, non loin de Lampedusa, la mort de près de 400 autres. En 2011, d’après le Haut-commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR), 1 500 migrants et réfugiés fuyant le conflit libyen ont trouvé la mort en tentant de rejoindre les rives de l’île de Malte ou de l’Italie, malgré le quadrillage de la zone par les navires de l’OTAN. En septembre 2012, un bateau transportant des migrants tunisiens a disparu près de l’îlot de Lampione, coûtant probablement la vie à plus de 70 d’entre eux.
Ce n’est pas tout : le 30 octobre 2013, 92 cadavres ont été découverts dans le désert nigérian. Parties au début du mois de septembre en direction de l’Algérie, les victimes, dont près de la moitié d’enfants, sont mortes de soif après avoir été abandonnées par leurs passeurs. En 2001, 140 personnes avaient connu le même sort dans le désert libyen. En 2000, 58 migrants d’origine asiatique ont été retrouvés à Douvres asphyxiés dans le camion frigorifique qui les avait acheminés depuis les Pays-Bas. En 2005, une quinzaine de migrants ont péri sous les balles de l’armée marocaine, par chute, ou par piétinement, en essayant de prendre d’assaut les « grillages » qui entourent les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla au nord du Maroc.
Encore cette macabre énumération ne reprend-elle que les événements les plus spectaculaires, ou quantitativement importants. Selon les estimations des ONG, 16 000 personnes ont trouvé la mort aux frontières de l’Europe entre janvier 1993 et mars 2012, avec une accélération marquée de la mortalité migratoire depuis le début des années 2000. Autrement dit, depuis que les États membres de l’Union européenne ont décidé de mettre en place une politique commune en matière d’immigration et d’asile fondée sur la sécurisation de ses frontières extérieures pour lutter contre l’immigration irrégulière, et la mise à distance des migrants et des personnes en quête de protection. La création, en 2004, de l’agence européenne des frontières, Frontex, est le symbole du premier axe ; la coopération avec les pays du voisinage de l’Europe, sources d’émigration et/ou zones de transit, est un des moyens de réaliser le second, à travers l’externalisation des contrôles migratoires bien en amont des frontières physiques de l’UE.
Au lendemain du 3 octobre, les déclarations des responsables européens ont pu faire croire qu’à défaut d’être exceptionnel, le « naufrage de Lampedusa » allait marquer un tournant dans l’approche, par l’Union européenne, de la question migratoire. « Traduire l’indignation en actes » : c’est ainsi que le ministre des Affaires étrangères français a exhorté le Conseil européen (réunion des chefs d’Etats et de gouvernements de l’UE) à se mobiliser pour que « la Méditerranée ne reste pas un immense cimetière à ciel ouvert ». De son côté, la commissaire européenne à l’immigration a proposé la mise en place d’une « vaste opération de sécurité et de sauvetage entre Chypre et l’Espagne ». Mais les mesures prises dans la foulée traduisent au contraire le choix des instances européennes de maintenir le cap sécuritaire qui a prévalu jusqu’ici.
Habillage sémantique : quand « surveillance » devient « sauvetage »
Quelques jours après avoir, en séance plénière, observé une minute de silence à la mémoire des victimes du naufrage du 3 octobre, le Parlement européen adoptait le règlement Eurosur, un système de renforcement de la surveillance des frontières sud de l’Europe par l’interconnexion et la rationalisation des dispositifs nationaux de contrôle, le perfectionnement des outils, le partage de l’information maritime entre États membres et la coopération avec les pays tiers voisins. En discussion depuis cinq ans, Eurosur a été conçu pour améliorer la détection, la prévention et la lutte contre la criminalité transfrontalière et l’immigration irrégulière, placées sur le même plan au rayon des fléaux qui menacent les frontières extérieures de l’Europe. Depuis octobre 2013, le voilà transformé en dispositif de sauvetage en mer : en annonçant qu’un budget de 244 millions d’euros sera consacré, entre 2014 et 2020, au lancement du système, la Commissaire Malströmm s’est félicitée de cette avancée qui doit permettre de mieux endiguer la criminalité – et, a-t-elle ajouté, à détecter plus rapidement et à venir en aide le cas échéant aux bateaux de réfugiés en difficulté. Même changement de ton chez le directeur adjoint de Frontex : déplorant, dans une interview au Monde le 26 octobre, que l’agence ne soit perçue que comme une organisation de surveillance, il souligne qu’elle est aussi « un outil d’assistance aux personnes en danger » qui a « contribué à secourir, en 2013, 16 000 migrants ». Jusqu’à présent, Frontex avait l’habitude de mettre en avant ses succès en termes d’interceptions et d’interpellations de clandestins : les voici devenues opérations de secours. Le tournant promis ne se réduirait-il qu’à un habillage sémantique ?
Tout porte à le croire, avec l’annonce par la Commission européenne, début décembre, de la création d’une « task force pour la Méditerranée » destinée à prévenir les morts de migrants. Celle-ci s’organise autour de plusieurs volets : le premier concerne le renforcement de la surveillance des frontières (par une augmentation de 14 millions d’euros du budget alloué aux opérations menées par un réseau de patrouilles européennes de gardes-frontières sous l’égide de Frontex) et l’intensification de la lutte contre le trafic, la traite et le crime organisé, pour laquelle Europol est mobilisée. On voit pourtant mal comment, les mêmes causes entraînant les mêmes effets, le durcissement des contrôles éviterait que celles et ceux que chassent la misère et les persécutions ne se détournent vers des routes toujours plus dangereuses pour tenter de gagner coûte que coûte une Europe qui, pour être inhospitalière, n’en reste pas moins attractive.
Europe terre d’asile, mais de loin
Un autre volet de la task force s’intéresse aux réfugiés. Comme d’autres épisodes, le naufrage du 3 octobre a mis en évidence le fait que nombre des migrants, désignés comme clandestins, qui prennent la mer, et des risques inimaginables, pour venir en Europe, le font pour trouver une terre d’asile – qu’elle est de moins en moins. Quand, depuis le début du conflit syrien, plus de deux millions de réfugiés ont quitté le pays et se trouvent dans les États voisins et en Afrique du Nord, l’Union européenne n’en accueille que 50 000, venus par leurs propres moyens – y compris des moyens illégaux : car les États membres, par des politiques restrictives en matière de délivrance de visas, leur interdisent les voies légales d’accès. Feignant vouloir corriger cette attitude dissuasive, le programme de la task force prévoit d’inciter les États membres à accueillir plus de réfugiés, à travers des opérations de « réinstallation » en Europe de ceux qui se trouvent dans les camps que les organisations internationales (HCR et Organisation internationale des migrations, notamment) ont ouvert pour ceux qui fuient leur pays en guerre, et d’« explorer les possibilités » pour des systèmes d’« entrées protégées » dans l’UE afin d’éviter que les personnes en quête de protection internationale n’empruntent les voies périlleuses, notamment par la mer, pour y parvenir. Des intentions qui, à n’en pas douter, resteront lettre morte. D’abord parce qu’elles n’ont rien de nouveau : pour donner du contenu à une task force qui n’est qu’une réponse conjoncturelle à l’émotion de l’opinion et de quelques parlementaires après le « naufrage de Lampedusa », la Commission européenne s’est contentée d’exhumer de vieilles recettes qu’elle cuisine sans résultat depuis bientôt quinze ans ; ensuite parce que, dépourvues de tout mécanisme contraignant, ces intentions reposent sur la bonne volonté et l’esprit de solidarité. Mais pourquoi les États membres, qui s’emploient depuis plus de dix ans à organiser leur politique d’asile en stratégie d’évitement des réfugiés, ouvriraient-ils spontanément leur bras à ceux qu’ils dissuadent d’atteindre leurs frontières ?
Comme les marins, les observateurs des mouvements migratoires en Méditerranée constatent une diminution des traversées de migrants en hiver. C’est que les bateaux, même ceux qui sont chargés de boat people en quête d’Europe, prennent moins la mer par gros temps. Au regard des mesures prises par l’UE après le « drame de Lampedusa », nul doute que le facteur climatique restera le principal régulateur des naufrages en Méditerranée.