Installation. Le camp et l’éponge
Regards n° 65, octobre 2009, Diane Scott
Comme certains groupes d’artistes des années 1920 ou 1960-1970, la FBKs (la Fabrique) est un collectif international d’artistes et de penseurs qui conçoit des espaces de création multidisciplinaires. Réunie autour de Jean-Michel Bruyère, elle travaille depuis une dizaine d’années. Le préau d’un seul était une des propositions les plus intéressantes du Festival In d’Avignon cette année.
Le préau d’un seul est une sorte d’objet total, comme il y aurait l’art total où musique, chant, danse, poésie, théâtre, arts plastiques seraient mêlés de façon indissociable. Ici la proposition juxtapose ou combine art plastique, peinture, théâtre, cuisine, production médiatique, journalistique, savoir et militantisme. Le préau d’un seul (Le PS) [1] est un développement à plusieurs têtes à partir de la réalité des camps d’internements administratifs en Europe. Camps à la fois pour les personnes en demande d’admission et en instance d’expulsion.
UNE HISTOIRE
Le PS est ainsi un camp dont la cause est son autre : Issa Samb, « poète sénégalais et acteur principal de cette proposition », membre de la FBKs, grand homme maigre, noir et âgé. Il se trouve d’ailleurs dans la salle qui porte une part du nom de l’installation tout entière, « Préau », où il fait l’objet d’une mise en scène d’actes médicaux.
L’ensemble est une succession de huit salles, installées dans la Miroiterie, hors les murs d’Avignon, dont le trajet accomplit à la fois une histoire et une propédeutique. Descente de l’histoire - comme d’un fleuve, puisque l’exposition-installation débute avec une série de pirogues - du XIXe impérialiste au XXIe siècle des camps : les premières salles présentent, entre autres objets, des chants coloniaux ; les dernières, des éléments des camps d’internement actuels. Méthodologie de l’action : le parcours qui commence de façon classique par des installations d’objets se termine par le passage dans la salle 7 dévolue à la fabrication du journal satirique CampCamp, édité à la Miroiterie et distribué gratuitement dans le festival, puis dans la salle 8, bureau de l’association Migreurop, association de militants et de chercheurs rassemblés depuis 2003 et structurés depuis 2005 pour la défense du droit des étrangers ; ou comment quelque chose d’une mise en scène conduit vers la réalité. Le PS est un acte politique en trois temps, ou une démonstration en trois actes.
D’abord la FBKs énonce ici que, contrairement aux implicites de l’historiographie positiviste, la Nation, c’est l’Empire. Juxtaposition de pirogues et de photos d’expulsions violentes, c’est-à-dire continuité directe du chant colonial au camp de rétention. La Nation actuelle n’est pas la fin de l’Empire, elle en reconduit les exigences à l’intérieur de ses propres frontières. On dirait ici, avec Balibar [2], que loin d’avoir changé de paradigme politique, la Nation a prolongé à l’intérieur de ses frontières le principe impérialiste, non plus de conquête par expansion, mais de conquête par purification interne. Le camp de rétention est bien cet appendice qui retient les éléments impurs hors du contact avec les normaux, ceux qui ont « droit de cité ». Le PS montre ensuite combien le camp est l’endroit où les droits de l’Homme révèlent toute la duplicité de leur usage. Des phrases entre règlement intérieur et prescription médico-morale sont inscrites au sol, quant à l’alimentation, au soin, à la gestion des détenus. Les droits de l’Homme sont la confiture des camps d’internement, à quoi fait écho la Une d’un des journaux CampCamp : « MORT A CES SALOPERIES DE DROITS D’AUTEUR. MORT AUX PORCS QUI EN PROFITENT. » Satire d’une perversion à laquelle fait écho le devenir dérisoire du slogan des années 1970, Power to the people, qui devient un triste Pouvoir aux people, Carla Bruni à l’appui. Des droits de l’Homme comme adjuvant de la domination ou, comme le dit le texte de l’installation : « Le camp du XXIe siècle est un camp où celui qui enferme l’autre se considère comme celui des deux que le camp contraint le plus. (...) Que chacun désormais convienne bien que l’inconvenance d’un camp est précisément ce qui permet qu’on en refasse usage. »
UN ACTE POLITIQUE
Mais le troisième acte de ce développement est le point qui fait tenir le tout ensemble, la juxtaposition de l’art et du militantisme, relativement inattendue dans la simplicité du dispositif. L’engagement politique est explicitement là, à part entière, à côté et non comme à l’accoutumée intégré ou mêlé à l’objet artistique : à travers la publication « à vue » du journal satirique CampCamp ; dans le symbole de l’une des salles du bureau politique, le studio web nommé « Huey P. Newton », cofondateur des Black Panthers [3] ; et évidemment, avec la présence, en dernière salle, de l’association Migreurop, réseau de quarante associations de treize pays différents réunies à partir de 2000 et du scandale du camp de Sangatte. Cette présence contiguë de l’art et du militantisme, de la manière la plus sommaire et effective, est un des actes de cette installation, et le trajet que le spectateur effectue vaut comme un chemin de Damas, une conduite vers l’action politique (la salle 3 s’appelle « le chemin de Damastès »).
Il faudrait dire un mot sur la capacité de l’installation à poser la question du camp sans référence à la Shoah. Capacité de silence remarquable en ce qu’elle n’apparaît pas après coup comme un contournement ou un évitement ; silence qui n’en est pas moins signifiant et qui emporte avec lui l’hypothèse d’un propos sur le Moyen-Orient. Court-circuiter la Shoah dans une grande installation sur le camp, et précisément sur l’histoire des camps, me semble ne pas pouvoir ne pas résonner comme une condamnation implicite de l’usage fait dans le discours politique actuel des camps d’extermination.
L’EPONGE
Au milieu du parcours de la Miroiterie, en bas du grand U du trajet des salles, se trouve la « sculpture peignante » du « porte-éponge ». Un ressort et un moteur combinés à un bras articulé et un balancier produisent des mouvements verticaux et horizontaux qui permettent au bras de tremper son extrémité dans une caisse (de sang de porc) et de se relever selon des mouvements relativement aléatoires qui font dégoutter le liquide sur une toile blanche sous la caisse. Au bout du bras, une éponge naturelle fixée, avec une sorte d’épingle, s’imbibe de sang puis goutte, une fois suspendue, et ainsi de suite. Les toiles effectuées ainsi mécaniquement sont ensuite exposées autour. Le sang séché n’y est plus de la même couleur.
Cette éponge rouge et humide est magnifique, elle aura été pour moi l’objet central de l’exposition. Sorte d’éponge-vagin qui vient régulièrement se recharger en jus. Un œil qui se balance devant nous, à hauteur d’homme, une sorte d’« œil était dans la tombe et regardait Caïn » et en même temps de sexe, d’autre sexe qui aurait été comme l’envers du camp de la domination. Sans tomber dans une espèce de partition sexiste qui ferait des femmes la part noble de l’histoire, au contraire ; le féminin engagé par cette éponge serait la part cachée de tous, hommes et femmes réunis.
Le premier couple d’opposés, le camp/son détenu, se doublerait alors d’un second, souterrain, qui serait l’asepsie blanche, le calcul, la maîtrise versus cet objet aux mouvements aléatoires, cette éponge de sang, énigmatique et silencieuse. L’Africain squelettique, autre radical du camp ; l’éponge-chair, autre de chacun, morceau-envers de la conscience.
D.S.
Pour aller plus loin : Le préau d’un seul, La Miroiterie, Avignon 2009. Voir le site de J.-M. Bruyère : http://www.epidemic.net/geo/art/jmb et le site de Migreurop : http://www.migreurop.org
L’article sur internet : http://www.regards.fr/article/?id=4309&q=category:1005