Les étrangers en rétention à Vincennes : "On se sent des moins que rien"
Le Monde édition du 27/2/08
Laetitia Van Eeckhout
Mouvement de résistance, grèves de la faim, débuts d’incendies, automutilations... "Je n’en peux plus", lâche un Maghrébin montrant ses mains tailladées et suturées. L’homme qui parle est derrière les grilles surmontées de barbelés d’un des deux centres de rétention administrative (CRA) de Vincennes.
Sur fond de tensions à répétition depuis plusieurs semaines, la Préfecture de police de Paris a accepté, jeudi 21 février, de jouer la transparence et d’ouvrir au Monde les portes des deux structures situées en plein coeur du bois de Vincennes, où sont maintenus à huis clos des étrangers en instance d’une expulsion. Ce jeudi-là, ils sont 133 hommes dans le "CRA 2", et 127 dans le "CRA 1", où la tension est particulièrement palpable. C’est ici qu’une semaine auparavant, dans la nuit du 11 au 12 février, en représailles à l’injonction qui leur était faite de quitter brutalement à 23 h 30 la salle de télévision, des "retenus" ont mis le feu à des draps, incendiant deux chambres. La veille, encore, plusieurs dizaines ont refusé de se nourrir et ont consigné leurs doléances dans une lettre adressée à la direction de l’établissement et à la préfecture. Ils expliquent leur geste par "le manque de la moindre des choses, la nourriture, les chambres sans chauffage, pas d’eau chaude, l’hygiène, les provocations des forces de l’ordre et, la chose la plus importante, la privation de notre liberté".
A première vue, les bâtiments, l’un datant de 2006, l’autre récemment réhabilité, semblent relativement propres. Ils sont dans l’ensemble bien tenus - si ce n’est ce problème de tuyauterie qui a provoqué ces derniers jours une fuite d’eau dans un des sanitaires et une chambre. Mais les lieux sont froids, déshumanisés : murs carrelés, linos gris au sol... seule la peinture des portes s’alignant le long des couloirs apportent une vague touche de couleur. Les chambres, collectives, sont impersonnelles, équipées de deux ou trois lits (pour certains superposés), d’une table jonchée de restes de pain et de gobelets de café, voire d’une petite étagère sommaire où les étrangers déposent leur "trousse de toilette" : un sac en plastique qui leur a été donné à leur arrivée, doté d’un savon, de papier hygiénique, d’une brosse à dent "non démontable", d’échantillons de dentifrice et de shampoing. Les fenêtres, sans volets, sont souvent occultées par un drap.
Pour toute distraction, dans une salle commune, un poste de télévision, hurlant à tue-tête, juché et protégé d’un Plexiglas, et deux PlayStation, récemment installées, elles-mêmes encastrés dans un coffre en ferraille. Mêmes les stylos sont interdits, "pour des questions de sécurité", explique le commandant Bruno Marey, chef des centres de rétention de Paris. Impossible d’écrire. Une sorte d’oisiveté forcée, qui renforce l’insoutenable attente.
EN FRANCE DEPUIS TROIS, CINQ ANS...
"Pour être sommaire, c’est vraiment sommaire. On est comme en prison", lâche Amoussa, Béninois, en France depuis sept ans. " Vous n’êtes pas enfermés dans vos chambres, c’est la grosse différence", corrige le commandant Marey. Il n’empêche, la taille de l’établissement, d’une capacité totale de 280 places (deux fois 140), renforce l’atmosphère carcérale du lieu. "Les deux zones de rétention ne communiquent pas", insiste M. Marey. Mais les "retenus" ont le sentiment d’être réduits à des "numéros", badgés, surveillés par des caméras, appelés par interphone. "On se sent des moins que rien", souligne Fataki, un Congolais.
Ils sont nombreux à piétiner devant le sas qui sépare la zone de rétention proprement dite et la zone administrative, à attendre leur tour pour aller à l’infirmerie, dans le bureau de la Cimade, seule association admise, ou dans celui de l’Agence nationale d’accueil des étrangers et des migrations (Anaem.). Une attente qui peut se compter en heures. Mais l’infirmerie et la Cimade sont leurs seules échappatoires, havres de paix où ils savent qu’ils seront écoutés. "Certains demandent à venir pour avoir juste un peu de crème ou un cachet de paracétamol. Mais c’est un prétexte. Ils ont besoin de parler, d’être rassurés", explique Josiane, l’infirmière du CRA 2.
"Je suis en France depuis onze ans. J’ai été arrêté lundi à la gare du Nord, et ils m’ont emmené ici alors que j’attends une réponse à ma demande de régularisation. En décembre, la préfecture m’a demandé d’apporter des attestations, j’ai un emploi, des fiches de payes, de feuilles d’impôts...", raconte Cissé, un Malien de 31 ans. Comme tous ici, il oscille entre la hantise de l’avion et l’espoir d’être libéré. Les "pensionnaires" n’ont commis d’autres délits que de séjourner de manière irrégulière sur le territoire national. Et, comme Cissé, la majorité vit, travaille, en France depuis trois, cinq, huit ans... voire plus, et y ont même pour certains une famille. Alors, s’interrogent-ils, que font-ils ici, pourquoi sont-ils privés de liberté ? "Notre place n’est pas ici mais dehors", insiste Moustafa, Marocain. Un sentiment d’injustice et d’humiliation qui les poussent à bout, nourrit une souffrance qu’ils retournent bien souvent d’abord contre eux-mêmes. Les cas d’automutilation, de scarification et les tentatives de suicide ne sont pas isolés. Fin janvier, en une semaine, il y en a eu une dizaine.
"Je ne nie pas qu’il y ait des problèmes", confie M. Marey. Le chef de l’établissement, qui néanmoins temporise l’ampleur et la fréquence des mouvements de protestations, reconnaît que les retenus vivent ici "avec une épée de Damoclès au-dessus de leur tête : la reconduite à la frontière". Un spectre qui explique et nourrit l’angoisse, le stress, la peur.
La Ligue des droits de l’homme lance une enquête
La Ligue des droits de l’homme, le Syndicat de la magistrature et le Syndicat des avocats de France ont annoncé lundi 25 février le lancement de leur propre enquête sur les violences survenues au centre de rétention de Vincennes dans la nuit du 11 au 12 février. Une double enquête, administrative et judiciaire, de l’Inspection générale des services est déjà en cours. La préfecture de police a confirmé lundi soir qu’un policier avait fait usage de son Taser.
Une soixantaine de policiers étaient intervenus de manière musclée, selon la Cimade. Deux retenus, blessés, avaient dû être hospitalisés. - (AFP.)