Externalisation des camps : chronologie de l’initiative italo-allemande

une nouvelle étape vers un usage institutionnel des camps hors de l’UE

Après le projet anglais de 2003, l’idée et la volonté d’une externalisation du traitement de l’asile hors des frontières de l’UE ont brutalement refait surface durant l’été 2004 : les ministres de l’intérieur allemand et italien, Otto Schily et Giuseppe Pisanu, proposent aux 25 la création d’une véritable institution européenne « qui recevrait et examinerait les demandes d’asile hors de l’Europe ». L’Autriche et les pays baltes indiquent un mois plus tard que l’Ukraine était le pays le plus approprié pour accueillir les demandeurs d’asile en provenance de Tchétchénie et du Caucase.
Sans attendre la mise en place d’un tel dispositif au niveau communautaire, l’Italie négocie avec le gouvernement du colonel Kadhafi les moyens d’arrêter et de refouler les migrants africains en transit par la Libye. L’UE lève l’embargo le 11 octobre.
Même si, au G5 de Florence (17-18 octobre 2004), aucun accord n’est atteint sur l’établissement de camps en Afrique du Nord, il s’agit là d’un saut qualitatif extrêmement grave : les institutions européennes ont intégré et fait accepter l’idée que les camps externalisés sont un instrument de la politique d’asile, qui n’est plus conçue, à l’instar des politiques d’entrée-séjour, que comme un outil de gestion des flux migratoires.
Et pendant ce temps l’Italie procède à des expulsions de masse (plus de 1500 migrants, qui n’ont pas été identifiés et n’ont pas eu la possibilité de déposer une demande d’asile) menottés dans des avions militaires vers la Libye.

Un appel européen en plusieurs langues a été lancé contre la création de camps externalisés ; signature en ligne ouverte aux associations (bientôt aux individus).

Externalisation du traitement des demandes d’asile : synthèse d’Amnesty International-France (7/10/04)

Statewatch : Killing me softly virulente critique (en anglais) de la communication de la Commission européenne (COM (2004) 410) sur « le renforcement des capacités de protection des régions d’origine » (avril 2004).

Sommaire

 Chronologie de l’initiative italo-allemande de 2004
 Retour chronologique sur les projets européens d’externalisation.


Chronologie de l’initiative italo-allemande

Le 21 juillet 2004
 à la suite de l’affaire du Cap Anamur, le ministre de l’intérieur allemand, Otto Schily, propose la création en Afrique du Nord de centres fermés destinés à instruire les demandes d’asile de migrants en route vers l’Europe. L’idée déclenche une forte polémique au sein du gouvernement allemand, se heurtant notamment à l’opposition du ministre des affaires étrangères Joschka Fischer.

2 août 2004
 nouveau drame au large des côtes italiennes. 72 migrants partis de Libye sont recueillis après une semaine de dérive par le cargo allemand Zuiderdiep, mais 28 ont déjà trouvé la mort au court du périple.

 Le ministre italien de l’Intérieur, Beppe Pisanu, en appelle à l’Europe pour l’aider à affronter l’invasion migratoire.

 Romano Prodi, toujours officiellement président de la Commission jusqu’au 1er novembre, lui apporte son soutien : l’Europe est prête, mais paralysée par l’absence de politique harmonisée, il faut saisir les instances compétentes (le prochain Conseil JAI et le Sommet européen de novembre).

9 Août 2004
 dans La Stampa, déclaration hallucinée du ministre libyen des affaires étrangères, Abdel Rahmane Chalgham, à propos de « l’invasion d’immigrés subie par son pays » : « Ils sont plus d’un million. S’ils restent encore dix ou quinze ans, la Libye ne sera plus la même. Dans certains quartiers, ils imposent leur loi. (…) On ne sait plus s’ils viennent pour vivre et travailler ou si ce sont des terroristes ». Le ministre craint que des extrémistes islamistes ne créent un « Etat-tampon, un royaume islamique avec les rebelles tchadiens dans la région » et ajoute : « seuls, nous n’y arriverons pas ». Voir le texte intégral de l’interview (en italien).

12 Août 2004
 l’appel libyen a bien été entendu par l’Italie et par l’Allemagne. A l’occasion d’une rencontre entre leurs ministres de l’intérieur respectifs (pour la commémoration du massacre d’un village italien par une division SS...), Otto Schily et Giuseppe Pisanu, à Lucques en Toscane, les deux pays relancent l’idée de centres « portails » implantés hors de l’UE.
 Rocco Buttiglione (ministre UDC des Affaires européennes), qui vient d’être nommé vice-président de l’UE et Commissaire chargé de la DG « Justice, liberté, sécurité » (qui sous Vitorino s’appelait « Justice et affaires intérieures »), approuve ce projet et leur suggère de faire des propositions en ce sens aux ministres de l’intérieur du peu légitime G5 européen, qui se réunira à Florence les 17 et 18 octobre. Cette initiative prévoit la création d’une véritable institution européenne « qui recevrait et examinerait les demandes d’asile hors de l’Europe ».
 le même jour, Pisanu envoie son directeur de l’immigration en Libye, un accord de coopération est conclu (formations, fournitures de haute technologie).
 Prodi félicite Khadafi, qui entre temps a écarté le dernier obstacle à la levée de l’embargo en reconnaissant la responsabilité de la Libye dans l’attentat contre une boîte de nuit berlinoise, et en annonçant l’indemnisant des victimes.
 mais aucun détail n’est donné ; on apprend quand même que, selon Buttiglione, les entreprises pourront aller prospecter dans ces camps.
 les Italiens réactivent une proposition de 2003 : construire à Malte une « super-prison » pour tous les migrants en situation irrégulière en Europe dont il pourrait être prouvé qu’ils auraient transité par Malte.

23 août
 Rocco Buttiglione définit l’immigration comme une « bombe temporelle » qui menace l’Europe (en anglais)

24 août
 Communiqué de la CFDA L’« externalisation » des demandes d’asile par la création de camps aux frontières de l’Europe est inacceptable

septembre
 Une position officieuse du HCR semble indiquer qu’il sera plus ou moins impliqué dans la gestion de ces camps.

15 septembre
 Quatre Etats membres suggèrent la création d’un camp de réfugiés en Ukraine.
A l’occasion du sommet de Vienne du 15 septembre 2004, l’Autriche et les pays baltes ont indiqué que l’Ukraine était le pays le plus approprié pour accueillir les demandeurs d’asile en provenance de Tchétchénie et du Caucase. Par voie de presse, il est dit que cette suggestion a été transmise à la Présidence néerlandaise.

30 septembre-1er octobre
 Conseil informel JAI de La Haye : voir le compte-rendu et les analyses de Statewatch. La France, la Suède et la Belgique s’opposent au projet, qui est appuyé par l’Italie, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et l’Allemagne.
 Il est aussi critiqué, au Parlement européen, par Jean-Louis Bourlanges, président (UDF) de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures, qui s’interroge sur les conditions auxquelles seraient soumis les candidats à l’immigration. « Il ne serait pas acceptable que ces conditions soient carcérales », dit-il.
 La Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) et l’Association européenne de défense des droits de l’homme (FIDH-AE) déclarent s’opposer à toute initiative ayant pour effet de « décharger les Etats de l’Union européenne des responsabilités qui leur incombent en vertu de la convention de Genève » et de « les rejeter sur des pays qui accueillent déjà un bien plus grand nombre de réfugiés et de demandeurs d’asile ». Elles soulignent que la Libye, que l’Italie se proposent d’aider à construire de tels camps, est « responsable de graves violations des droits de l’homme ».
 Antonio Vitorino annonce que l’exécutif européen, soutenu par la Présidence hollandaise, financera cinq projets d’agences pilotes pour réfugiés en Afrique du Nord, pour moderniser les installations déjà existantes en Libye, Tunisie, Algérie, Maroc et Mauritanie (ce qui dans le jargon européen se dit « capacity building »). D’après Le Figaro, cette initiative de la Commissionserait dotée d’une mise de départ d’un million d’euros et aurait obtenu l’aval du HCR. Vitorino réitèrera ses propositions le 4 octobre à Bruxelles à la conférence du Centre européen de police.
 de ce même Conseil de La Haye est issu un programme prévisionnel JAI, qui prend la suite du programme de Tampere de 1999, et qui doit être adopté au Sommet européen de Bruxelles les 4 et 5 novembre. Le « Programme de La Haye » (appelé aussi Tampere II) n’étant pas encore public, il restera très peu de temps aux parlements et à la société civile pour réagir.
Voir le texte du programme et les commentaires de Statewatch (en anglais), ainsi que le bilan dressé par AI-SF sur Tampere juin 99-mai 2004.

septembre-octobre
 les visites se multiplient à Tripoli : Silvio Berlusconi, Giuseppe Pisanu (ministre italien de l’Intérieur),Tonio Borg (premier ministre maltais), et de nombreux industriels. Gerhard Schröder et Jacques Chirac annoncent leur visite.
 le 7 octobre, lors de l’inauguration du West Jammarihyja Gas Project, en présence de Berlusconi, Khadafi déclare : « Et nous annonçons au monde que l’Italie et la Libye sont déterminées à faire de la Méditerranée une mer de paix, une mer de commerce et de tourisme, une mer sous laquelle les pipelines de pétrole et de gaz joignent, à travers la Libye et l’Italie, l’Afrique et l’Europe »
 Le 20 septembre les USA lèvent les sanctions contre la Libye ; le 11 octobre, c’est au tour de l’UE. Romano Prodi félicite Khadafi par téléphone.
 La Libye n’est pas signataire de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés. La Libye a présidé en 2003 la Commission des Droits de l’homme de l’ONU (selon le délégué de la FIDH « Les pays de l’UE se sont abstenus afin de ne pas heurter les pays africains »). La Libye n’accepte pas sur son sol la présence de rapporteurs de la Commission des Droits de l’homme de l’ONU.
La Libye, à n’en pas douter, cédera aux injonctions de l’ex-post-futur Président Baroso : « le partenariat
avec les pays tiers n’est possible que sur la base d’un engagement commun au respect des règles du droit international ».
 Les USA sont signataires de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés, et plus généralement des Conventions de Genève (avec d’admirables réserves).
Les USA appliquent les Conventions de Genève selon leur bon vouloir et une interprétation particulièrement sélective : on sait comment, de Guantanamo à Abou Ghraïb, sont respectés la Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

12 octobre
 Appel européen contre la création de camps aux frontières de l’Europe : texte en plusieurs langues, ouvert à signature.

14 octobre
 Le Parlerment européen vote un rapport présenté par Jean-Louis Bourlanges au nom de la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures sur Les futurs aspects de l’Espace de liberté, de sécurité et de justice (TAMPERE II) dans lequel il affirme que « l’expérience des ’camps’ de réfugiés ne peut être envisagée à l’extérieur de l’Union sans un risque évident de violation des droits fondamentaux ». Voir le texte initial du rapport et ses amendements

17-18 octobre
 au G5 de Florence, où les ministres de l’intérieur de l’Italie, de l’Allemagne, de la France, de la Grande-Bretagne et de l’Espagne débattent de la lutte contre le terrorisme et de l’immigration illégale, aucun accord n’est atteint sur les camps externalisés. La France et l’Espagne, opposées au projet italo-allemand, proposent néanmoins des « points de contact » avec les pays de transit , principalement en Afrique du Nord, où seraient examinées les demandes d’asile vers un pays tiers.
Manifestations à Florence pendant les 2 jours de la réunion

27 octobre
 Baroso renonce au dernier moment à présenter sa Commission devant le Parlement, les propos homophobes et sexistes de Buttiglione ayant déclenché un tollé (mais bien sûr pas ses propos sur l’immigration clandestine et l’externalisation).

30 octobre
 Buttiglione se retire, « heureux d’avoir pu témoigner des valeurs auxquelles je crois et de souffrir pour elles » (La Repubblica, 2/11/04). Berlusconi le remplacera sans doute par Franco Frattini (Forza Italia, le parti de Berlusconi), ministre des Affaires Etrangères, qui sera lui-même remplacé par Gianfranco Fini (Alleanza Nazionale, ex-MSI), vice-président du Conseil des Ministres et co-auteur de la loi Bossi-Fini (qui règle entre autres le fonctionnement des CPT).

25-26 octobre
 Conseil JAI (Luxembourg)

5-6 novembre
 Sommet européen de Bruxelles, qui doit entre autre adopter Tampere II.


L’externalisation, une idée qui fait son chemin...

 En mars 2003, l’Angleterre avait déjà fait la proposition d’une politique d’ouverture de « centres de transit » hors des frontières de l’UE. Les pays évoqués pour accueillir ces camps sont alors la Croatie, la Turquie, le Maroc, l’Ukraine ou encore le Kenya. Mais au mois de juin suivant, lors du sommet européen de Thessalonique en Grèce, la proposition britannique est mise de côté. Le choix est alors de donner la priorité à la conclusion d’accords de réadmission des migrants, conclus par les Etats-membres avec les pays d’émigration.

 En novembre 2003, Ruud Lubbers, haut commissaire aux réfugiés des nations-unies, adresse une mise en garde aux Etats-membres de l’UE. Il rappelle la nécessité de garantir le respect des Droits de l’homme dans la mise en œuvre des politiques d’asile. Mais un an plus tôt, fin 2002, le HCR était pourtant à l’origine d’une opération, « Convention plus », encourageant d’une part le maintient des réfugiés dans leur région d’émigration, et d’autre part l’idée d’une rétention des « faux » réfugiés au sein de centres fermés à l’intérieur des frontières de l’Union.


Dans deux textes de la fin des années 70 [1], Michel Foucault appelle à la mobilisation pour les réfugiés, dont nous pourrions reprendre les termes pour nos luttes d’aujourd’hui. Cet appel à la solidarité internationale active doit se démarquer d’un humanitarisme émotionnel qui cantonne les populations dans une protestation affective : « C‘est vrai les bons gouvernements aiment la sainte indignation des gouvernés, pourvu qu’elle reste lyrique ». Il s’agit de refuser le partage des tâches selon lequel il appartient « aux individus de s’indigner et de parler » ; alors qu’il reviendrait « aux gouvernements de réfléchir et d’agir ». « L’expérience montre qu’on peut et qu’on doit refuser le rôle théâtral de la pure et simple indignation qu’on nous propose ». Le projet dont Foucault se veut le défenseur est aussi une intrusion dans l’espace d’action capté jusque là par les Etats : « La volonté des individus doit s’inscrire dans une réalité dont les gouvernements ont voulu se réserver le monopole, c’est ce monopole qu’il faut arracher peu à peu et chaque jour ».
« Le malheur des hommes ne doit jamais être un reste muet de la politique »