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Plein Droit n° 58, décembre 2003
« Des camps pour étrangers »

L’internement républicain

Nicolas Fisher
Doctorant en sciences politiques à l’IEP de Paris

S’il semble impossible de donner une définition du camp tant le phénomène présente une grande diversité, du moins a-t-on pu dégager une caractéristique commune essentielle à l’ensemble des camps : leur statut d’exception. Ils ont en effet pour point commun de mettre à l’écart des individus au statut juridique dégradé. Cependant, au-delà de ce fond commun, chaque camp est, en tant que dispositif de pouvoir, le carrefour de différentes manières d’articuler le rapport surveillant/surveillé.

Qu’est-ce qu’un camp ? La question se trouve posée avec insistance depuis quelques années, à la faveur d’un regain d’intérêt des sciences sociales pour la question de l’internement. L’analyse se heurte alors nécessairement à l’extraordinaire diversité du phénomène : entre Sangatte, Gurs ou Woomera, il peut sembler impossible, ou choquant, de prétendre élaborer un rapprochement. Sans réellement les définir, on a cependant isolé les « camps » autour d’une caractéristique essentielle, leur statut d’exception, sans que ce terme soit limité aux contextes politiques extraordinaires : résultat d’une guerre civile ou de la politique d’immigration des Etats de droit contemporains, le « camp » ouvre alors toujours une marge par rapport à l’ordre juridique. Camps pour suspects, centres de rétention et zones d’attente ont ainsi pour point commun d’enfermer non pas des condamnés, mais des individus au statut juridique ambigu, dégradé, voire totalement nié.

Globalement convaincante, cette approche par l’exceptionnel s’est également avérée fructueuse. Mais la question n’est pas réglée pour autant : comment rendre compte de la diversité des formes que prend cette exceptionnelle mise à l’écart ? Si l’exception devenue règle peut être retrouvée au cœur des dispositifs contemporains, l’approche comporte toutefois un risque : celui de radicaliser cette vision en réduisant tout camp à une logique de totale suspension du droit, dans laquelle la mise à mort du retenu serait finalement « autorisée » par l’absence radicale de toute garantie juridique [1].

Le propos ne sera donc pas ici de remettre en cause l’approche par l’exception, mais plutôt de chercher à compléter et affiner l’analyse par l’étude d’un camp construit en « temps de paix » par une démocratie : celui de Rieucros, édifié en Lozère sous la IIIe République. On tentera de montrer combien la « définition » du camp ne saurait être univoque : le pouvoir ne s’y donne pas nécessairement sous une forme directement répressive ; ni surtout sous une forme unique.

Chaque camp doit alors être pensé comme un entrelacs complexe de différentes modulations du pouvoir, dont l’exercice vient chaque fois modifier et compléter les effets potentiels d’une pure et simple négation du statut juridique. Cet entrelacs, c’est à partir de la réalité concrète du camp qu’il faut chercher à le saisir. Le camp, en ce sens, c’est un ensemble de locaux, de documents, brefs d’objets qui induisent en eux-mêmes une contrainte, et dont l’agencement nous est présenté au fil des archives.

Avant même l’éclatement de la guerre, on sait que la IIIe République finissante ouvrit des camps destinés à l’accueil d’urgence des réfugiés espagnols. La création de Rieucros en janvier 1939 vise cependant un autre objectif [2]. Premier camp français « officiel », il constitue aussi à l’époque la première tentative pour instaurer en France l’enfermement des étrangers expulsés ne pouvant quitter immédiatement le territoire. Rieucros n’est donc pas dépourvu de base légale. Au contraire : aux termes des deux décret-lois des 2 mai et 12 novembre 1938 qui l’instituent, il s’insère explicitement dans la police des étrangers [3]. Bien que le camp ait traversé les régimes et perduré jusqu’en 1942, c’est ce Rieucros d’avant guerre qui nous intéresse ici, et particulièrement les quelques mois – cruciaux – de sa mise en place entre fin 1938 et septembre 1939.

D’après les décrets-lois de 1938, le camp de Rieucros est le premier d’une longue série de remèdes au problème de l’éloignement effectif des étrangers expulsés. Ce problème, nouveau à l’époque, concerne alors essentiellement les populations de réfugiés et apatrides (Heimatlos) plongés dans une situation proprement kafkaïenne : un heimatlos expulsé est tenu de quitter le territoire de son pays d’accueil, alors qu’il n’est lui-même reconnu par aucun Etat. Dépourvu de passeport et de visa, il n’a pas plus « le droit » de partir qu’il n’a le droit de rester. La législation française restant muette sur ce type de situation, il sera en outre condamné et emprisonné aussi longtemps qu’il se trouvera encore en France, quitte à partager sa vie entre clandestinité et prison.

L’objectif des décrets-lois de 1938 est d’adapter la législation française à ce nouveau problème. Dans un premier temps, c’est l’assignation à résidence qui est prévue par le décret-loi du 2 mai 1938 pour les Heimatlosen expulsés. Le 12 novembre, un nouveau texte dispose que l’étranger qui « dans l’intérêt de l’ordre ou la sécurité publique, devra être soumis à des mesures de surveillance plus étroites […] pourra être astreint à résider dans un des centres dont la désignation sera faite par décret  […] » [4].

Rieucros sera l’unique « Centre spécial de rassemblement » effectivement construit avant guerre, dans le but « de former les convois pouvant être reflués sur des destinations extérieures, dès que les circonstances le permettront » [5]. Comme les dispositifs contemporains, il a donc pour objet la gestion d’un expulsé inexpulsable, en excès au sein de l’Etat, et dont l’existence doit être provisoirement fixée, assignée à un espace puisqu’il s’agit de regrouper, et pour une durée indéterminée, puisqu’il s’agit d’organiser l’attente. Comme on va le voir, cette double dimension spatio-temporelle de la saisie du corps de l’étranger est capitale dans le déploiement complexe du pouvoir au sein du camp. C’est sur cette base que se matérialisera la surveillance dont il doit faire l’objet.

Le camp de Rieucros – quatorze bâtiments placés sous l’autorité du préfet de la Lozère et surveillés par la gendarmerie locale – est donc moins le théâtre d’une violence extrême qu’un espace de gestion de l’attente et de la vie des détenus. La dégradation de la personne y est réelle, mais exercée par la configuration même des lieux de manière impersonnelle et insidieuse. Elle tient d’abord dans la rigueur de cette existence même que l’on s’attache à entretenir – altitude, dureté du climat, problèmes de ravitaillement. Maintenus hors de l’espace public, sur un flanc de montagne nettement séparé de la ville de Mende en contrebas, les internés sont également dépossédés de leurs rôles sociaux, arrachés à leurs activités et aux familles qu’ils ont laissées quelque part en France.

Ce mélange de mise au ban, de mortification et d’entretien « humanitaire » de l’existence n’est pas sans rappeler, là encore, les modes contemporains de mise à l’écart des étrangers indésirables. Il s’agit bien d’en purger la société, mais en même temps de les faire vivre dans la marge même où ils sont consignés. Cette prise en charge factuelle de la vie de l’interné dans sa double dimension spatio-temporelle ne se matérialise pas seulement par la mise à l’écart. Elle s’incarne également dans leur surveillance quotidienne, à travers un agencement de pouvoir particulièrement mouvant et complexe. Le travail de surveillance y est chaque fois confié à une série d’objets, de locaux et de procédures qui déclinent le « regard policier » en plusieurs formes de contrôle s’ajoutant les unes aux autres. Rieucros devient un lieu idéal d’observation des différentes modulations du pouvoir que permettent les techniques de surveillance de l’époque.

Ce que les archives de Rieucros laissent apparaître, c’est un camp paradoxalement peu propice à la surveillance. On n’y trouve ni mirador, ni contrôle policier immédiat. De même, le camp paraît singulièrement ouvert sur cet espace public dont il est en même temps retranché. Isolé sur une crête, Rieucros n’en est pas moins proche de Mende ; et son fonctionnement ordinaire doit se comprendre en relation avec la ville, avec laquelle les échanges sont quotidiens. Les déplacements des internés en ville pour visites, et dans les villages et villes moyennes alentours pour le travail, transparaissent ainsi chaque semaine à travers les rapports du directeur du camp.

Une mise à l’écart sans réclusion

La mise à l’écart n’est donc pas synonyme de réclusion et admet les permissions de sortie quotidiennes. Bien plus, on ne trouve pas à cette époque d’enceinte barbelée à Rieucros : le règlement interne évoque seulement l’existence d’une « zone d’évolution » délimitée par des « balises », à ne pas franchir sous peine de sanctions pénales. Le camp même est évoqué comme un « domaine ». Comment une telle extension dans l’espace peut-elle s’accommoder de la logique première du camp, celle de la surveillance ?

On s’en doute, la mobilité réelle des internés est en même temps conditionnée. La coercition ne disparaît donc pas avec l’ouverture du camp ; mais passe par d’autres réceptacles et objets qui assurent le travail de surveillance sous d’autres formes, dont aucune n’est équivalente aux autres. Toutes déclinent cependant le même rapport complexe à la durée et à la spatialisation des corps.

Le premier de ces « opérateurs » de la surveillance est le « carnet de visas » distribué aux internés. Il faut rappeler ici que Rieucros n’est, à l’origine, rien d’autre qu’une version de l’assignation à résidence prévue par le décret-loi du 2 mai 1938, sur la base de laquelle l’internement est institué par le décret du 12 novembre. Chaque nouvel interné est donc muni d’un carnet anthropométrique (également appelé carnet de visas) identique à celui qui est remis aux assignés, avec le domaine du camp pour lieu d’assignation. Ce « lieu » demeurant vague dans sa délimitation géographique, le carnet contribue précisément à lui donner une réalité tangible et contraignante. A travers la logique de l’assignation à résidence, l’usage dynamique de l’objet-« papier » donne une traduction matérielle à la saisie étroite de l’administration sur les déplacements et finalement sur la vie même de l’assigné, fournissant une première clé de la singulière ouverture de Rieucros.

Le carnet est un outil particulièrement adapté à la fixation durable de l’étranger sur un territoire par la multiplicité d’événements dont il conserve la trace et dont il matérialise l’effet. Il reproduit ainsi la teneur de la décision juridique prescrivant l’assignation dans ce qu’elle emporte de plus immédiatement concret et spatialement coercitif, définissant la limite géographique autorisée pour les déplacements, et imposant à l’étranger de se présenter chaque semaine aux autorités qui constateront sa présence par le visa apposé sur le document.

Procès-verbal permanent, le carnet enregistre donc les effets de la condamnation à mesure même qu’il les produit dans la durée, et sanctionne chaque semaine non pas des actes, mais le simple fait de vivre en un temps et en un lieu. En « repliant » ces données spatio-temporelles, le document « légalise » en continu l’espace et le temps d’assignation passés.

L’attribution du carnet à l’étranger a donc pour effet une « saisie » intégrale, avant même qu’il agisse, de la simple extension spatiale et temporelle de son existence. La contrainte induite par ce constant va et vient de la réalité de la vie à la sphère « administrative » n’est qu’intensifiée par la possibilité permanente d’un simple contrôle d’identité sur la voie publique. D’un bout à l’autre pourtant, la contrainte agit à distance. Pour citer Deleuze, c’est un « pouvoir-contrôle » qui se déploie alors, dont la logique se soucie de la seule position spatiale de l’individu.

Assignation à résidence
ou contrainte à distance

Les gardiens de Rieucros utilisent largement cette « technologie » de l’assignation à résidence. Le camp introduit pourtant dans cette surveillance à géométrie, à formes et à opérateurs variables une nuance supplémentaire. L’isolement du camp et son ouverture paradoxale se combinent alors à la logique du carnet de visas pour produire un agencement propre du pouvoir, irréductible aux précédents, et qui doit être une fois de plus envisagé dans son déploiement dynamique.

La délimitation de la « zone d’évolution » limite du camp n’équivaut apparemment qu’à un resserrement géographique du quadrillage territorial. Ce faisant, le camp concentre et intensifie pourtant la contrainte. Il autorise une surveillance directe et physique de la situation spatiale des internés, au sens où le surveillant et le surveillé sont placés ici dans un contact potentiellement immédiat et permanent. La pratique de cette relation de surveillance directe demeure pourtant facultative, et modulable : elle permet avant tout de jouer sur le caractère plus ou moins distancié du contrôle. C’est ce jeu qui constitue la spécificité du camp, et qui trace en dynamique ses véritables limites géographiques.

Il y a ainsi deux grandes manières d’articuler la surveillance à Rieucros. En temps normal, nous avons déjà indiqué que les internés bénéficient d’une paradoxale mobilité, qui correspond moins à une disparition qu’à une « dissémination » de la surveillance. Mais ce qui distingue l’internement de l’assignation à résidence, c’est que le mouvement inverse est possible. Dans les périodes « sensibles », la crainte de troubles dans la ville de Mende provoque ainsi la consignation des détenus dans l’enceinte du camp, et le contrôle direct de leur présence par de fréquents appels. La surveillance habituellement étendue du camp semble alors se rétracter sur elle-même ; et deux arènes distinctes se mettent à exister : d’une part, l’intérieur de la zone d’évolution, dans lequel s’exerce une surveillance directe, d’autre part, l’extérieur ici résumé à la ville.

Le jeu d’extension/rétraction du camp permet à ses gardiens d’organiser un rapport souple entre ces deux espaces (les internés se déplaçant habituellement de l’un à l’autre), tout en les cloisonnant en cas de nécessité. Et c’est également à travers le déploiement dynamique de ce « jeu » que le camp se met à exister réellement comme « lieu d’enfermement ». La spécificité du dispositif « camp », c’est alors d’offrir le lieu-pivot à partir duquel le pouvoir du regard policier peut au gré des événements s’étirer ou au contraire se restreindre.

Rieucros, c’est donc un usage : celui du lien entre le carnet de visas, les permissions de sortie, les balises délimitant la zone d’évolution, les appels nominaux – c’est à dire entre des instruments et des procédures dont l’interaction explique la souplesse et l’efficacité de l’internement.

Ceci ne signifie pas pour autant que d’autres modulations du pouvoir ne soient pas également présentes dans la logique de fonctionnement du camp. Ainsi, dans l’exemple précédent, la volonté d’éviter les troubles de la part des retenus, relève d’un impératif nettement disciplinaire. Mais pour éviter le désordre ou le comportement non docile, il n’est nul besoin du carcéral ou du dressage des corps : le camp fournit un espace de confinement idéal, et le contrôle des déplacements suffit à s’assurer que les détenus sont bien mis à l’écart.

Une impossible définition

La spécificité de ce contrôle souple est réaffirmée par l’échec de la direction du camp à substituer aux opérateurs de cette surveillance à distance et à géométrie variable, des instruments de coercition et un type de pouvoir relevant au contraire de l’arène carcérale. Ainsi, lorsqu’en mai 1939, le préfet de Lozère prend une série de mesures répressives à l’encontre des détenus, le recours à la surveillance directe et permanente et surtout aux menottes est stigmatisé dans une lettre de protestation adressée par un groupe d’internés au préfet [6]. Dans ce cas, en effet, la souplesse du contrôle à distance se trouve déjouée, et ses opérateurs habituels supplantés par ceux de la logique carcérale [7].

La protestation des détenus souligne, en négatif, l’unique manière « acceptable » de maintenir la discipline au camp : la retraduire dans les termes du contrôle à distance et du jeu d’extension/rétraction de la surveillance. Le camp apparaît donc plus que jamais comme un champ de forces enchevêtrées, qu’aucune définition ne semble pouvoir fixer. Comme pôle et comme foyer policier, il est une sorte « d’échangeur », disponible pour la retraduction et la redistribution des différentes modulations du pouvoir les unes dans les autres.

Dans l’ensemble des « camps », on trouvera donc le motif de la mise au ban – mise à l’écart de sujets au statut juridique dégradé. Mais, au-delà de ce fond commun, leur diversité historique paraît cependant irréductible à une essence, un paradigme, ou une définition univoque. En tant que dispositif de pouvoir, chaque camp est le carrefour de différentes modulations et de différentes manières d’articuler le rapport surveillant/surveillé. Carnets, tampons et menottes sont autant d’objets qui se font alors les catalyseurs de ce rapport de forces et mettent chaque fois en forme, en dynamique, une nouvelle configuration du pouvoir.

Pas plus que ces éléments, le camp n’est donc fixé irrémédiablement dans un mode d’exercice de la contrainte. Pour chaque agencement particulier, il faut en effet préciser la manière dont le pouvoir est organisé. L’analyse des dispositifs contemporains – du centre de rétention au camp de réfugiés – n’en apparaît que plus riche, et plus urgente.

 


Notes

[1] Problème posé notamment par l’analyse de G. Agamben, malgré sa profondeur indéniable.

[2] Décret du 21 janvier 1939, J.O. du 4 février 1939.

[3] Décret-loi du 2 mai 1938 J.O. du 3 mai 1938 ; décret-loi du 12 novembre 1938, J.O. du 13 novembre 1938.

[4] Décret-loi du 12 novembre 1938, article 25.

[5] Instruction du 10 novembre 1938, Le ministre de l’intérieur à messieurs les préfets des Basses Alpes, Corse, Gers, Haute-Marne, Orne, AD Lozère, 2 W 2805.

[6] Lettre du 16 mai 1939. AD Lozère, 2 W 2805.

[7] Trait qui rappelle, là encore, la dérive carcérale de la gestion contemporaine des centres de rétention.

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Dernière mise à jour : 12-01-2004 13:15 .
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