La délocalisation du traitement de l’asile et les centres d’accueil de réfugiés hors de l’UE
La logique d’enfermement des migrants à l’oeuvre dans les pays européens est un phénomène qui reste relativement peu commenté par rapport à son influence sur les décisions et les débats publics. Cette logique de séparation et de mise à l’écart rejoint les analyses de Foucault : de nouvelles modalités de contrôle des masses par l’enfermement d’une population « déviante » qui la sépare d’une population « saine ». La même logique s’applique dorénavant aussi aux demandeurs d’asile : l’enfermement des étrangers pratiqué aujourd’hui en Europe est moins destiné à sanctionner qu’à communiquer sur la maîtrise des « flux de population immigrée », le terme même de flux traduisant bien la dépersonnalisation et la technicisation de l’appréhension politique du phénomène.
La résurgence de la notion de « camps » tout autant que sa contestation est à ce titre symptomatique d’une logique qui refuse de nommer sa réalisation : on préfère parler de centres, d’accueil temporaire, de lieu d’orientation. « L’emploi adoucissant de ces termes vise à diluer au sein des démocraties de l’Union européenne des réalités trop choquantes ; comme si la volonté de ceux qui baptisent ainsi ces espaces cherchaient à masquer leur irruption dans l’espace public. Si la notion de « camps d’étrangers » prête indubitablement à la discussion en écartant l’euphémisation ambiante liée à ces espaces physiques, elle permet également de mieux montrer les diverses situations d’enfermement des étrangers au tournant du XXème et du XXIème siècle » [1].
Cette « organisation administrative du rejet de l’Autre » tend de plus en plus à se traduire par une double mise à l’écart : non plus dans des lieux d’enfermement à l’intérieur de l’Europe, mais dans des camps à l’extérieur de ses frontières, donc à la fois à l’écart de l’Europe et à l’écart au sein des pays frontaliers. La « politique commune d’asile et d’immigration » prévue par les traités s’oriente de plus en plus vers ce type de sous-traitance aux Etats frontaliers du contrôle des entrées vers l’Union européenne. Or l’appréhension juridique de ces phénomènes s’avère bien délicate, le droit ayant toujours eu du mal à trouver une application claire sur des terrains mouvants et bien peu définis. Il est donc nécessaire afin de tenter de rendre le droit efficace en ce domaine, et après avoir rappelé l’état du débat et des projets, de les replacer dans le cadre juridique des normes applicables aux Etats européens et notamment de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), qui paraît le plus pertinent des textes de protection des droits fondamentaux.
1 - Projets et pratique de l’externalisation de l’asile en Europe
La délocalisation du traitement de l’asile hors de l’Union Européenne s’appuie sur la création d’un système de camps dans les pays frontaliers. Cependant cette idée peut recouper des réalités différentes répondant à des fonctions distinctes, qu’il convient de différencier.
1.1 - Le système de « camps »
On peut faire une première distinction entre deux grandes catégories de camps à partir des systèmes d’enfermement qui existent déjà dans les pays européens. La première catégorie regroupe les migrants avant ou pendant que leur demande d’asile est examinée. Un cas typique de centre d’enfermement de ce type est le système de zones d’attentes, notamment (mais pas que) dans les grands aéroports français. Les étrangers sans visa y sont immédiatement enfermés, le temps de juger si leur demande d’asile est « manifestement infondée » ou non, le but de cette construction étant de faciliter le renvoi des demandeurs d’asile déboutés [2], en les gardant sous surveillance. La deuxième catégorie de centres d’enfermement regroupe les étrangers en instance d’expulsion. Il s’agit en France des « centres de rétention administrative ». En pratique, la France est un des seuls pays à séparer physiquement ces fonctions : partout ailleurs, existent des centres accueillant à la fois des étrangers venant d’arriver pour déposer une demande d’asile, et les étrangers en instance d’éloignement du territoire. Pourtant, cette classification garde une pertinence pour différencier des fonctions fondamentalement différentes que peuvent assurer un même centre d’enfermement.
A cette typologie on pourrait ajouter une troisième catégorie de camps, plus informels, ceux de type Sangatte, pour continuer dans les exemples français. Il ne s’agit pas de centres de rétention, ce sont au contraire des lieux a priori ouverts, de simples endroits où se regroupent d’eux même les migrants en situation irrégulière en attendant de pouvoir passer une frontière. L’organisation de ces « camps ouverts » se fait peu à peu, souvent due à l’action des organisations non-étatiques ou para-étatiques (type Croix-Rouge).
1.2 - Rapide revue de l’externalisation de l’asile en Europe
Les idées d’externalisation du traitement des demandes d’asile consistent à « délocaliser » tous ces types de camps hors des frontières de l’UE. Le projet britannique [3], probablement le plus détaillé, reprend l’idée des deux premiers types de camps. Il propose d’une part de créer des « Transit Processing Centers » (TPC) vers lesquels seraient renvoyés les demandeurs d’asile arrivant en Europe pour qu’y soit examinée leur demande, sortes donc de zones d’attentes géantes et délocalisées hors des frontières européennes ; et d’autre part de sécuriser des régions afin d’en faire des « zones de protection régionale », vers lesquelles seraient renvoyés les demandeurs d’asile déboutés mais qui ne peuvent pour autant pas, pour une raison quelconque, rentrer dans leur pays. Il s’agit donc dans ce dernier cas d’une extension du concept de lieu temporaire avant le renvoi des demandeurs d’asile dans leur pays. Les centres de Ceuta et Melilla, où s’entassent les demandeurs d’asile ayant franchi la frontière espagnole mais ne pouvant pas traverser le détroit de Gibraltar, les déboutés en attente d’expulsion et les mineurs non accompagnés, peuvent être une préfiguration de ce système. La même chose, mais quelques kilomètres plus loin, hors des frontières européennes...
L’idée ne tombe toutefois pas du ciel britannique : « c’est une idée ancienne : en 1986, le Danemark avait tenté de faire passer une proposition de ce type aux Nations Unies. En 1993, les Pays-Bas avaient à leur tour évoqué ce programme dans un plan intergouvernemental » [4]. En outre elle a déjà été mise en pratique respectivement par les Etats-Unis et par l’Australie. Les Etats-Unis ont inauguré dès 1994, en transformant la base militaire de Guantanamo en un tel centre : les demandeurs d’asile Haïtiens y étaient redirigés afin que soit examinée hors des frontières américaines leur demande. Puis l’Australie a tenté la « solution du pacifique » en installant sur des micro-Etats alentours (notamment sur l’île de Nauru) des camps où seront renvoyés les demandeurs d’asile [5]. Ce projet qui avait suscité un large tollé a été un moment mis de côté, avant d’être ressuscité plus discrètement par l’Allemagne et l’Italie au cours de l’été 2004 [6].
Parallèlement à ces deux propositions, s’est développée beaucoup plus empiriquement des coopérations visant à organiser et réguler les camps de type Sangatte qui se créent aux frontières de l’Europe. Là encore les tractations se sont focalisées sur le Maghreb, et notamment le Maroc, où un certain nombre de « camps-tampons » informels existent déjà [7]. Les négociations avec l’Europe portent notamment sur le contrôle et l’organisation de ces camps, via des structures internationales. Récemment, le Maroc a ainsi conclu un accord avec le HCR pour tenter de les organiser. Cette logique non plus n’est pas une nouveauté, et a elle aussi déjà aboutie outre-atlantique : avec l’aide américaine, le Mexique vient ainsi d’ouvrir un « centre pour émigrés » à la frontière qui « aidera tous les Mexicains qui souhaitent remplir les conditions nécessaires pour entrer sur le territoire américain » [8], en remplacement des campements peu ou pas organisés servant jusque là de tampon avant le passage de la frontière. L’idée est évidente : si les pays frontaliers développent des moyens suffisant d’accueil des demandeurs d’asile, le refus de l’Europe de les accueillir ou le renvoi vers ces zones frontalières y sera grandement facilité.
1.3 - Le problème du droit applicable
Quelles normes juridiques peuvent trouver à s’appliquer à l’établissement et au fonctionnement de ces camps ? Si l’on s’intéresse à l’effectivité des décisions, force est de constater que seules deux juridictions sont capables d’imposer leurs décisions aux Etats (ou bien, selon le point de vue, les Etats n’acceptent d’appliquer que les décisions venant de deux juridictions) : la Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE) et la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH).
Le corpus juridique sur lequel se fondent les deux juridictions européennes est évidemment différent. La CJCE notamment ne possède pas dans son arsenal juridique de textes fondamentaux de protection des droits de l’homme. La Charte des Droits Fondamentaux ne possède pour l’instant encore aucune valeur juridique, donc n’est invocable devant aucune juridiction, même si certains de ses articles peuvent influencer la Cour sur l’interprétation de dispositions codifiées ou sur la reconnaissance de principes généraux du droit communautaire.
En outre, le droit d’asile y est traité de façon presque « subsidiaire ». Certes, l’article 18 garanti le droit d’asile « dans le respect des règles de la convention de Genève » [9]. Mais il le garantit aussi « conformément au traité instituant la Communauté européenne », qui lui ne parle jamais de droit d’asile (tout au mieux de gestion de flux), brouillant ainsi le fondement même de ce droit. De plus, si dans quelques mois cette disposition acquérait une valeur juridique, seront également promue celles précisant que ce droit s’exerce dans les conditions et limites des politiques européennes (et non l’inverse !), et notamment de la « gestion efficace des flux migratoires », présentée comme une priorité [10]. Dès lors, avant même d’invoquer cet article, il faut supposer que la Cour acceptera de remettre la hiérarchie à l’endroit en faisant prévaloir effectivement la Charte sur une politique communautaire malgré son inscription dans l’article 18.
La convention de Genève sur les réfugiés de 1951 à laquelle l’article 18 de la Charte fait référence est par ailleurs une base juridique instable pour contester ces projets. Les rédacteurs de 1951 n’ayant évidemment pas prévu cette possibilité, il faut se reporter à des dispositions incidentes. En outre, il n’existe aucun mécanisme de contrôle de la façon dont les Etats s’acquittent des obligations de la convention, pas plus qu’une quelconque ouverture de recours individuel devant une instance internationale ni aucune possibilité pour une juridiction nationale de renvoyer des questions à un organe pour un avis consultatif [11]. Il revient par contre au HCR d’en fournir une interprétation officielle. Il faut toutefois noter que, depuis qu’il s’intéresse à la compatibilité avec ces textes des projets européens explicites ou plus implicites, le HCR a plutôt eu des analyses conciliantes qui laisseraient probablement penser que, si l’on suit l’interprétation officielle qu’il en donne, les Conventions de Genève ne prohibent qu’à la marge les effets les plus néfastes d’une externalisation de l’asile.
La source de droits fondamentaux la plus importante et la plus intéressante paraît finalement être, encore ici, la Convention Européenne des Droits de l’Homme. La CJCE, en l’absence de texte de droits fondamentaux ayant valeur juridique, la considère comme une source majeure des « principes généraux du droit communautaire ». En outre, la jurisprudence fournie et évolutive de la Cour Européenne des Droits de l’Homme permet de nouvelles applications plus souples de la Convention. Cependant de nombreux problèmes juridiques se posent à son application, et le problème est distinct lorsque le système d’externalisation implique le renvoi d’étrangers arrivés dans un des pays de l’UE ou pas.
L’appréhension de la délocalisation de l’asile par la CEDH est donc double : elle se situe en amont et en aval. En amont, elle concerne des mesures mises en oeuvre dans les pays parties à la convention par des autorités de ces pays. Or le but de l’externalisation est bien d’éviter au maximum les actions sur le territoire des Etats européens. Dans ce cas, le problème principal n’est pas celui de l’applicabilité de la convention, mais bien de la très imparfaite protection qu’elle offre, protection qui ne peut être qu’indirecte au bénéfice des demandeurs d’asile. En aval, c’est à dire pour les violations qui peuvent arriver dans les pays tiers, la convention devrait alors couvrir un champ de protection beaucoup plus large. Néanmoins se pose dans ce cas le problème de son application même à des situations ne relevant prima facie pas d’un Etat partie. Ces deux aspects doivent être examinés séparément.
2 - L’application en amont de la CEDH
2.1 - Préliminaire : indifférence du cadre institutionnel
Tous les projets d’externalisation de l’asile peuvent être juridiquement menés, du côté européen, de deux façons : soit par l’Union Européenne en tant que telle, soit par des actions bilatérales entre un membre de l’Union et un Etat tiers. De fait, les deux approches sont aujourd’hui mêlées, même si la communautarisation des questions d’immigration et d’asile peut laisser penser que l’aspect communautaire peut prendre le pas sur l’aspect bilatéral ou multilatéral. Toutefois les difficultés politiques que soulèvent la délocalisation du traitement des demandes d’asile peut aussi pousser vers des coopérations réduites et intergouvernementales entre pays de l’UE pour faciliter les négociations.
Juridiquement, si l’action est menée par les institutions de l’UE, qui n’est pas partie à la Convention, un premier problème d’applicabilité de la CEDH se pose, mais on peut l’écarter immédiatement : depuis l’arrêt Matthews c. Royaume-Uni [12], la Cour de Strasbourg a reconnu que les Etats membres de l’UE et parties à la Convention pouvaient être tenus pour responsables des actions commises par les institutions de l’UE [13]. Dès lors le premier obstacle à l’application de la CEDH est levé. Reste à savoir quelles dispositions sont susceptibles de recouvrir les processus de délocalisation de l’asile. En effet, la Convention Européenne des Droits de l’Homme ne parle pas de droit d’asile. Toutes les protections que pourront trouver les réfugiés ne sont donc des protections « par ricochet » (pour reprendre l’expression de G. Cohen-Jonathan). Trois dispositions de la convention paraissent particulièrement pertinentes pour s’appliquer aux systèmes envisagés : l’article 3, l’article 4 du protocole 4, et l’article 5 § 1.
2.2 - La protection de l’article 3
Le premier angle par lequel la CEDH protège les demandeurs d’asile est celui de l’article 3 qui prohibe les « tortures et les peines ou traitements inhumains ou dégradants ». Combiné à l’article 1 [14] qui définit le champ d’application de la convention par la notion de « juridiction », il oblige les Etats à ne pas renvoyer une personne vers un pays où elle peut potentiellement subir de tels traitements. C’est le principe de la jurisprudence Soering [15], doublement complétée par la suite en précisant que les risques de violation peuvent provenir d’agents non-étatiques, et que le simple contexte d’insécurité générale est à prendre en considération [16]. En outre, la Cour a bien précisé que l’établissement de conventions internationales permettant le transfert des demandeurs d’asile n’exonère absolument pas l’Etat à ses obligations de protection, qui ne peut pas se « décharger » de ses responsabilités sur l’Etat d’accueil, même si celui-ci est a priori parfaitement respectueux des droits de l’homme [17].
2.3 - La protection de l’article 4 du protocole 4
Le deuxième angle provient de l’interdiction des expulsions collectives édictée par l’article 4 du protocole 4. La Cour note que cet article interdit l’expulsion des étrangers « en tant que groupe », et oblige les Etats à un « examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers qui forment le groupe » [18]. Manifestement, le système de transfert vers un pays tiers préalablement à la demande d’asile vise les demandeurs d’asile en tant que groupe et ne permet évidemment pas une « prise en compte réelle et différenciée de la situation individuelle de chacune des personnes concernées » [19]. Il est également intéressant de noter que pour la Cour, les doutes de violation « se trouvent renforcés » par le fait notamment « que la procédure d’asile n’était pas encore terminée » [20].
2.4 - La protection de l’article 5§1 - f
Le troisième angle s’appuie sur l’article 5 §1 - f de la convention, qui pose une exception à l’interdiction de la détention « s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulière d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement sur le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours ». Même si le Royaume-Uni considère que dans ses projets les centres n’ont pas vocation a être fermés, spécialement les « zones de protection régionale » [21], il est à peu près inévitable qu’ils le deviendront très vite. La logique d’enfermement est manifeste, et on voit mal comment de tels centres pourraient rester ouverts sans entraîner un décalage insupportable pour les pays hôtes. De plus, la Cour a une interprétation relativement large de la notion de privation de liberté prohibée par l’article 5 § 1 [22]. La question est de savoir si les camps vers lesquels seront renvoyés les demandeurs d’asile peuvent rentrer ou non dans le cadre de l’exception prévue par le point f de cet article.
On peut tout d’abord s’interroger sur le fait de savoir si les demandeurs d’asile cherchent bien à « pénétrer irrégulièrement sur le territoire » au sens de l’article 5 § 1 - f où si la recherche de protection étatique que constitue la demande d’asile empêche de considérer qu’ils souhaitent entrer irrégulièrement sur le territoire [23]. C’est par exemple ce que considère N. Blake lorqu’il affirme qu’« une politique généralisée de détention appliquée à tous les demandeurs d’asile dès leur arrivée dans un pays serait incompatible avec la CEDH. En tant que groupe, les demandeurs d’asile ne cherchent pas à pénétrer irrégulièrement sur le territoire d’un pays » [24]. D’autre part, la combinaison avec l’article 14 proscrivant les discriminations [25] devrait interdire une détention sélective fondée sur la nationalité. La Cour, a qui il n’a pas été explicitement demandé de se prononcer sur ce point, a néanmoins implicitement tranchée cette question (quoique de façon fort confuse) en acceptant que cet article puisse s’appliquer aux zones d’attentes françaises, dans l’arrêt Amuur c. France du 25 juin 1996 [26]. Au passage, elle note que de tels systèmes sont bien susceptibles de constituer une privation de liberté, ce que la France refusait en faisant valoir que ces zones restaient ouvertes « vers l’extérieur », c’est à dire vers l’étranger [27].
Puis la Cour pointe l’élément le plus problématique pour elle de ce dispositif, la durée de l’enfermement. Elle précise ainsi que « pareil maintien ne doit pas se prolonger de manière excessive car il risquerait de transformer une simple restriction à la liberté en privation de liberté » [28], ce qui serait alors contraire à l’article 5 § 1 [29]. Or, dans des systèmes de camps décentralisés et au vu des pratiques actuelles des Etats européens, on peut très sérieusement douter que la durée de séjour dans ces camps sera faible. Ainsi au Royaume-Uni, en Italie, ou au Danemark, le délai du placement dans l’équivalent des zones d’attentes est illimité. A Malte, où ce genre de camp s’est fortement développé, il vient d’être limité sur pression de l’Union Européenne à... 18 mois [30]. Potentiellement, l’article 5 § 1 peut donc être un autre élément allant contre l’établissement de camps aux frontières de l’Europe dans des systèmes tels que ceux imaginés par le Royaume-Uni.
2.5 - Portée et limite pratique de ces articles
La CEDH paraît donc être un frein sérieux à l’établissement de camps tels que ceux imaginés par le projet britannique et repris ensuite sous une forme à peu près similaire par l’Italie et l’Allemagne. Les obstacles juridiques posés par la convention devaient être intuitivement perçus, puisque dès le départ le projet britannique a été associé à une proposition de réflexion pour modifier la CEDH, sous prétexte qu’elle ne répondrait plus au exigences actuelles [31].
Il existe pourtant une grosse limite commune à l’application de ces trois principes : il faut que le demandeur d’asile ait pénétré sur le territoire d’une des parties à la CEDH, pour relever de la juridiction de cet Etat au sens de l’article 1, et donc pouvoir revendiquer les diverses règles protectrices de la Convention. Cette condition est clairement remplie dans des projets type TPC ou « zones de protections régionales », quoique dans cette seconde hypothèse le fait que l’expulsion intervienne après un examen de la demande d’asile sur le territoire change quelque peu la situation juridique. Elle n’est prima facie pas remplie pour tout le système de « camps-tampons » gérés par les Etats hôtes, sur simple « impulsion » européenne. Or, il faut noter que malgré la contre-offensive italo-allemande cet été, le projet britannique a été temporairement mis de côté par les Etats européens lors des plus récentes négociations devant les difficultés (politiques peut être plus que juridiques) qu’il soulevait. En contrepartie, c’est bien le dernier système de « camps-tampons », plus flou, plus complexe et moins facilement appréhendable et probablement moins dangereux politiquement, qui est en train de se mettre empiriquement en place aux frontières de l’Europe.
Ces réalisations paraissent une réelle « zone grise » du droit. Les personnes s’y trouvant n’ayant pas encore pénétré en Europe, leur appréhension par les normes protectrices de la CEDH et l’éventuelle responsabilité des Etats européens quant aux violations qui s’y produiraient nécessiterait une reconnaissance que ces systèmes entraînent une extension de la juridiction des Etats parties à la CEDH au sens de l’article 1 à ces situations. C’est cette question qu’il convient donc d’examiner.
3 - L’application en aval de la CEDH : le problème de la « juridiction » au sens de l’article 1
3.1 - Position du problème
La notion de « juridiction » de l’art. 1 de la Convention a récemment été étendue. Différentes hypothèses juridiques sont envisageables quant à l’application de cette notion à l’externalisation actuelle du traitement de l’asile. Toutefois une première difficulté provient du fait que les systèmes projetés ou progressivement mis en place n’ont pas été formalisés dans les détails de leur gestion. Or il s’agit pourtant d’un point crucial dans la détermination de l’applicabilité ou non de la CEDH.
On peut faire un léger détour et revenir rapidement à une hypothèse de système qui abouti à une gestion du type Guantanamo quelque peu atténué, c’est à dire un lieu surveillé par les forces du « locataire ». L’Etat hôte est dans cette hypothèse dépossédé du contrôle du lieu. Cela peut être le système des TPC, si un jour on y revient. C’est également la logique de ce qui se passe à Cuba dans une version poussée, où le gouvernement castriste est dépossédé d’absolument toute prérogative sur ce qui se passe sur la base militaire à l’extrémité de son île. Mais même dans ce cas, la Cour Suprême américaine a trouvé le moyen de juger que les lois américaines n’étaient pas susceptibles de s’y appliquer [32].
Toutefois la jurisprudence de la Cour Européenne peut laisser penser que dans un cas similaire, elle aurait abouti à des conclusions différentes. Sa jurisprudence est constante sur ce point : « Si l’article 1 fixe des limites au domaine de la Convention, la notion de "juridiction" au sens de cette disposition ne se circonscrit pas au territoire national des Hautes Parties contractantes » [33]. La responsabilité des Etats « peut donc entrer en jeu à raison d’actes ou d’omissions émanant de leurs organes et déployant leurs effets en dehors de leur territoire » [34]. L’aspect responsabilité extra-muros est donc acquis. En outre, le contrôle ne doit pas obligatoirement découler d’une occupation militaire, puisqu’il peut s’exercer « directement, par l’intermédiaire des forces armées de l’Etat concerné ou par le biais d’une administration locale subordonnée » [35]. Il est donc à peu près acquis que un camp contrôlé majoritairement par des agents européens, militaires, policiers ou administrateurs, relèverait de la juridiction et donc de la responsabilité des Etats membres des ressortissants contrôlant ces camps, contrairement à ce que la Cour Suprême américaine a jugé concernant Guantanamo.
Toutefois comme il a été souligné, il est peu probable que les actions européennes aboutissent à un tel système. Les multiplications des négociations et la volonté affichée des gouvernants de se débarrasser de la plus grande part du « fardeau » en le repassant à d’autres Etats ne paraît pas coïncider avec un système de camps contrôlés au final par les européens. Ils semblent chercher, au contraire, à se défaire du plus grand nombre de prérogatives possibles. D’où un système plus probable d’aide financière et de soutien politique à la création par les Etats tiers eux-mêmes de ces camps. Il n’est bien sûr pas exclu que quelques conseillers ou experts européens soient dépêchés pour en assurer le fonctionnement, mais ils n’auront probablement pas un poids officiel leur permettant d’en endosser facilement une responsabilité juridique.
La combinaison des possibles étant presque infinie, il est impensable de détailler tout le panel de combinaisons possibles : envisageons juste l’autre extrême, celui d’un système complètement confié aux pays tiers, qui correspond plus probablement à ce vers quoi les politiques européennes tendent, pour tenter d’y trouver des angles d’attaques juridiques.
Il faut tout d’abord noter que, indéniablement, les Etats européens resteront toujours à la source de tout projet. Les pays qui acceptent l’établissement de tels camps sur leur sol le font avec l’idée d’être le prolongement naturel de l’espace Schengen, et ils ne s’en cachent pas : le ministre marocain de l’Intérieur Driss Badri a ainsi déclaré que « l’objectif principal pour le Maroc consiste à être partie prenante de la politique européenne de l’immigration consécutive à l’instauration de l’espace Schengen. [...] Au niveau méditerranéen nous sommes par notre situation géographique et nos liens économiques, culturels, et sociaux, partenaires à part entière de la sécurité européenne. [...] La défense européenne ne peut être efficace que si le Maroc y apporte sa contribution » [36]. Le ministre espagnol du travail, Jesus Caldera, a encore dernièrement précisé que « le Maroc a accru sa coopération. Cependant, nous continuons de penser qu’il doit l’augmenter davantage. Le gouvernement espagnol va être plus exigeant » [37].
Seul ce système est d’ailleurs valable pour les pays européens : ils veulent se dessaisir des aspects juridiques, mais aucunement du contrôle politique. L’exemple des négociations Italo-libyenne est à cet égard emblématique. La levée de l’embargo sur les ventes d’armes avait pour principal but de permettre à Tripoli d’acheter des hélicoptères, radars, vedettes et véhicules tous terrains pour contrôler le passage des migrants vers l’Europe, et permettre la création future de camps de transit. Mais Kadhafi a voulu s’émanciper, en comprenant bien l’avantage politique qu’il pourrait retirer du contrôle des migrations : la peur de l’Europe de recevoir des migrants en masse lui donnait un argument non négligeable dans ses négociations avec l’Union. D’où les tractations politiques visant à déposséder Tripoli de l’« arme migratoire ». Dès lors, quelle que soit la construction juridique des camps hors de l’Union, et à partir du moment où leur seule justification est pour les pays hôtes est de se transformer en « vigiles de l’Europe pour une poignée d’euros » [38], comment peut-on considérer que les pays européens sont juridiquement totalement étranger à ce processus ?
3.2 - Le critère du soutien vital de l’Europe
Le premier argument vient de la responsabilité des Etats parties à la Convention pour des actes commis par des entités ne relevant pas de la CEDH, mais dont le soutien d’Etat parties à la Convention était vital. L’arrêt Chypre c. Turquie [39] a ainsi permis à la Cour Européenne de poser cet argument. Elle y précise que la responsabilité d’un pays partie à la CEDH « ne saurait se circonscrire aux actes commis par ses soldats ou fonctionnaires dans cette zone [extra-territoriale] mais s’étend également aux actes de l’administration locale qui survit grâce à son soutien » [40]. Or en ce qui concerne l’externalisation de l’asile et au vu des récentes négociations et évolutions politiques, on n’est pas loin de penser que la Libye ne survie actuellement que grâce au soutien diplomatique de certains pays de l’Union (la Libye est miraculeusement sortie des pays « en sursis » sur la scène internationale...), et que le contrôle migratoire est bien un des principaux piliers (ou une des principales conditions) de ce soutien. Dès lors l’idée contenue dans cette jurisprudence doit permettre d’argumenter que la responsabilité des Etats parties à la Convention est engagée pour les actes d’un Etat tiers, lorsque la commission de ces actes est dictée par la survie de l’Etat tiers, survie qui ne tient qu’au soutien diplomatique d’Etats parties à la Convention. Le parallélisme s’impose en effet : le régime de Chypre Nord ne tient que grâce au soutien de la Turquie, qui est de ce fait aux yeux de la Cour responsable des actions commises par l’administration nord chypriote. La Libye aujourd’hui ne tient que grâce au soutien ferme de certains pays européens qui en contrepartie cherchent à contrôler la politique migratoire de la Libye, ils pourraient donc être tenus responsables pour la partie des actions de l’administration libyenne en matière migratoire qui répondent directement aux exigences européennes.
Toutefois, quant à juger de la valeur juridique d’un tel argument et à conjecturer sur la manière dont il pourrait être reçu, on ne peut que se borner à constater que le droit et la diplomatie ont rarement fait bon ménage...
3.3 - Le critère de l’ « influence décisive » de l’Europe
Mais la notion de juridiction a par ailleurs reçue une autre extension importante dans l’arrêt Ilascu et autres c. Moldova et Russie [41]. En recherchant le statut d’actes commis en Transnistrie par l’administration locale, elle note que le « contexte de collaboration des autorités russes » est de nature à « engendrer une responsabilité quant aux conséquences pas trop lointaines des actes de ce régime » [42], pour en déduire que les requérants relevaient de la juridiction de la Fédération de Russie au sens de l’article 1.
On est donc bien en présence ici d’un Etat responsable d’actes commis par des forces étrangères hors de son territoire et sur des personnes s’étant toujours trouvées hors de ce territoire, le lien de responsabilité ne tenant qu’à une « collaboration des autorités », dont la Cour précise un peu plus loin les contours.
On est au-delà des principes de la jurisprudence Chypre c. Turquie et de ceux de la jurisprudenceSoering. L’aspect « vital » du soutien n’est plus exigé : les autorités agissantes peuvent ne pas être spécialement demanderesse de la collaboration et de l’influence d’un Etat tiers, elles doivent simplement les subir. D’autre part la jurisprudence Soering est dépassée sur au moins 2 plans : d’une part car les victimes n’ont à aucun moment pénétré sur le territoire de l’Etat partie, la responsabilité n’est donc pas entraînée par le fait que l’Etat a dû à un moment assurer le respect des droits du fait de la présence territoriale des victimes (protection à laquelle l’Etat manque en décidant de les remettre à d’autres autorités) ; d’autre part car ce n’est pas l’acte de transfert qui est en cause [43], mais bien la collaboration des autorités de l’Etat partie au système même mis en place par l’Etat tiers. Cette collaboration se manifeste notamment par le fait que « les dirigeants de la Fédération de Russie ont, par leurs déclarations politiques soutenu les autorités séparatistes » [44], et qu’un ensemble d’éléments matériels montrent que l’administration de Transnistrie est « sous l’influence décisive de la Fédération de Russie et, en tout état de cause, qu’elle survit grâce au soutien militaire, économique, financier et politique que lui fournit la Fédération de Russie » [45]. Ses éléments justifient, pour la Cour, l’extension de la juridiction de la Russie, et permettent donc l’application de la CEDH. Est-on vraiment dans un système différent de la construction qui se monte peu à peu aux frontières de l’Europe concernant le domaine particulier de l’asile ? Les pays européens ne font-ils pas preuve d’une « collaboration » et même plus d’une « influence décisive » sur cette construction, qui ne peut finalement fonctionner que « grâce au soutien économique, financier et politique que lui fournissent » les pays de l’Union ? Une marge d’interprétation existe bel et bien ici en l’état actuel du droit, qui laisser entendre qu’il n’est pas exclu que les camps montés aux frontières de l’Europe sur son « influence décisive » puissent relever de sa juridiction.
3.4 - Les obligations positives de protection qui s’imposent aux pays européens
L’arrêt Ilascu est également intéressant sur un autre domaine : il introduit dans la détermination de la juridiction la notion d’obligations positives. La Cour précise ainsi que « les engagements pris par une Partie contractante en vertu de l’article 1 de la Convention comportent, outre le devoir de s’abstenir de toute ingérence dans la jouissance des droits et libertés garantis, des obligations positives de prendre les mesures appropriées pour assurer le respect de ces droits et libertés sur son territoire » [46].
L’aspect territorial de ces obligations positives peut à première vue paraître bloquant, en ce que les Etats n’auraient pas à les assurer en dehors de leur territoire. En réalité ce principe est doublement atténué par la Cour elle-même, rendant ainsi des marges de manoeuvre. L’alinéa suivant déconnecte ainsi les obligations de l’Etat de son autorité sur le territoire : « Ces obligations subsistent même dans le cas d’une limitation de l’exercice de son autorité sur une partie de son territoire » [47]. La Moldavie est donc responsable des actes commis en Transnistrie car, bien que n’ayant pas autorité sur cette partie de son territoire elle avait une obligation positive de tout faire pour y faire respecter les droits de la Convention. Toutefois sa juridiction est considérée comme « atténuée », entraînant une limitation de sa responsabilité. De plus, si les obligations ne sont pas liées à l’autorité de l’Etat, elles semblent le rester à l’aspect territorial.
Or, un peu plus loin, en examinant la responsabilité de la Russie, la Cour fait tomber cette barrière. Elle estime en effet que « sont à considérer comme faits générateurs de la responsabilité de la Fédération de Russie non seulement les actes auxquels des agents de cet Etat ont participé, comme l’arrestation et la détention des requérants, mais également leur transfert aux mains de la police et du régime transnistrien » [48]. Ainsi l’arrêt dit clairement que l’appui systémique que la Russie a continuellement apporté à la mise en place du régime transnistrien et qui fonde l’extension de sa juridiction aux actions de ce régime, lui créé logiquement une obligation d’assurer le respect des droits de la Convention : « la Cour estime qu’il existe un lien continu et ininterrompu de responsabilité de la part de la Fédération de Russie quant au sort des requérants, puisque la politique de la Fédération de Russie de soutien au régime et de collaboration avec celui-ci a perduré au-delà du 5 mai 1998 [date de la ratification par la Russie de la CEDH] et qu’après cette date, la Fédération de Russie n’a rien tenté pour mettre fin à la situation des requérants engendrée par ses agents, et n’a pas agi pour empêcher les violations prétendument commises après le 5 mai 1998 » [49].
L’arrêt est ici ambigu. En se basant sur cette dernière phrase pour affirmer que « les requérants relèvent donc de la « juridiction » de la Fédération de Russie aux fins de l’article 1 de la Convention et la responsabilité de celle-ci est engagée quant aux actes dénoncés » [50], il laisse sous-entendre que ce non-respect par la Russie de ces obligations fonde l’extension de sa juridiction. La logique est en réalité inverse : la juridiction de la Russie s’étend aux actes commis en Transnistrie y compris par l’administration locale du fait de l’influence décisive qu’elle y exerce. Les obligations positives de protection ne sont qu’une conséquence logique de cette juridiction : les Etats doivent non seulement respecter mais également faire respecter la Convention sur les territoires et les personnes relevant de leur juridiction.
Mais la précision est importante. Elle permet de confirmer que dans ce cas là, la juridiction n’est pas « atténuée » : pour des actes commis sous l’influence décisive d’un Etat partie à la Convention, la responsabilité de ce dernier vaut pour la non-intervention en vue de faire cesser des actions contraires la Convention. Dans le cas européens, le système de camps n’existant que par la volonté des Etats européens et pour répondre à ce qu’ils jugent être leurs besoins, ils auraient une obligation positive de veiller à ce qu’aucune violation de la Convention ne s’y produise, et à tout faire pour, le cas échéant, la faire cesser.
Il est difficile de conclure de façon nette et sans appel. Néanmoins on voit bien qu’il n’est pas complètement illusoire de considérer que l’extension de la notion de juridiction pourrait permettre d’y inclure les différents systèmes de camps que certains pays européens soutiennent fortement. Il ne serait alors pas trop difficile de trouver de très nombreuses violations de la CEDH dans le fonctionnement de ces camps [51]. Combinées aux violations en amont qui découlent de la mise en place de ces camps, on pourrait conclure à l’illégalité de tout le projet.
On est toutefois là dans une juridi-fiction. Le parallèle n’est pas si clair avec les systèmes que la Cour a déjà jugé pour qu’il s’impose logiquement, et rien ne permet de préjuger a priori de l’interprétation que pourraient en faire les juges de Strasbourg. Rien sinon les énormes conséquences qu’auraient une décision de reconnaître des violations en amont ou d’y appliquer la CEDH en aval, le caractère éminemment politique des questions d’immigration et d’asile, la très grande sensibilité juridique sur tout ce qui touche à cette question et le caractère encore peu empathique des décisions de la Cour européenne lorsqu’elles concernent les étrangers et les demandeurs d’asile.
Et on retrouve là encore la réflexion sur la rétention, la détention et l’expulsion des étrangers. « L’errance des exilés que, dans certains pays, on disperse pour éviter la création de nouveaux « abcès de fixation », ne symbolise-t-elle pas le caractère multiforme que prend la mise à l’écart des migrants dans les sociétés européennes ? Ne peut-on assimiler à une informelle « assignation à résidence » l’obligation, pour des étrangers, de n’être pasà un endroit où ils sont considérés comme gênants ? Car le harcèlement policier et l’obligation d’invisibilité font alors office de barreaux et tracent les limites des lieux réservés aux étrangers. Dans ces cas, le camp, de lieu identifié devient processus, symbole de l’errance contrainte et du mouvement perpétuel de migrants et d’exilés que les sociétés européennes se refusent à voir et accueillir » [52].