Ceuta et Melilla : l’UE déclare la guerre aux migrants et aux réfugiés

tribune interassociative publiée dans Libération du 12 octobre 2005 et dans Le Soir du 13 octobre 2005
version espagnole site APDHA, pdf

Depuis plusieurs années engagée dans une guerre larvée contre les
migrants, l’Union européenne a désormais franchi, à sa frontière sud,
le cap de la guerre ouverte. En quelques jours, plus de dix personnes
ont été tuées par balle en tentant de franchir la frontière entre le
Maroc et les territoires espagnols de Ceuta et de Melilla. Des dizaines
d’autres sont très grièvement blessées, et plusieurs centaines ont été
déportées et abandonnées, sans eau ni vivres, dans le désert du Sahara.
Pour tenter d’endiguer « l’invasion » de ceux qui ne sont désignés que
comme des « clandestins », des murs de plus en plus haut sont érigés,
des dispositifs de plus en plus sophistiqués sont mis en place pour
protéger de l’ennemi subsaharien ces îlots d’Europe en terre africaine.

Si les balles sont tirées par la police marocaine, c’est bien l’Union
européenne qui fournit les armes. Un partage des tâches imposé par
l’Europe, dans le cadre de l’externalisation de sa politique
migratoire, qui consiste à faire prendre en charge par ses voisins
proches - au sud, les pays du Maghreb, la Mauritanie et la Libye - la
protection de ses frontières. Les migrants sont les otages de cette
sous-traitance de la violence. Pratiquant une ouverture sélective,
réservée à l’immigration « choisie » dont leur économie a besoin, les
Etats membres de l’UE, pour éviter d’avoir à accueillir ceux qu’ils
nomment « immigration subie » (les réfugiés, et plus généralement tous
ceux qui fuient la misère, les catastrophes environnementales et les
conflits), sont prêts à tous les reniements. Par exemple à décréter « 
sûr » un pays comme la Libye, où la détention arbitraire d’étrangers,
les expulsions de masse et les maltraitances sont monnaie courante,
afin de pouvoir y refouler par charters entiers les boat people échoués
sur l’île de Lampedusa, comme le fait régulièrement l’Italie. Ou encore
à transformer le Maroc en véritable nasse où sont retenus, sous la
menace de la répression policière et dans des conditions
infra-humaines, des milliers d’Africains en transit, sans se préoccuper
du sort de ceux qui auraient besoin de protection internationale.

De l’autre côté, les pays qui constituent cette zone-tampon dont
l’Europe a besoin savent faire monter les enchères. En laissant au
moment propice les exilés rejoindre la Sicile depuis ses côtes, la
Libye a su négocier la levée de l’embargo sur les armes, la
construction de plusieurs camps de migrants sur son sol et un
engagement financier de l’UE pour protéger ses frontières au sud.
Aujourd’hui, en instrumentalisant le désespoir des subsahariens par la
diffusion d’images spectaculaire des « assauts » contre les remparts
des enclaves espagnoles, le Maroc fait pression sur ses partenaires du
nord pour obtenir une aide accrue de l’Europe. Méthode efficace : moins
d’une semaine après les premiers tirs dont cinq migrants ont été
victimes à Ceuta, le commissaire européen Frattini promettait 40
millions d’euros à Rabat pour soutenir les efforts du pays dans sa
lutte contre l’immigration clandestine.

Alors que les instances des Nations Unies en appellent (timidement) aux
principes, par la voix de Koffi Annan qui recommande à l’UE "plus
d’humanité" dans le traitement des migrants, et celle du Haut
commissaire aux réfugiés qui invoque le respect des conventions
internationales, la Commission européenne persiste dans l’hypocrisie et
s’apprête à militariser un peu plus sa politique d’asile et
d’immigration. Si plus de 6 500 personnes sont mortes ces dix dernières
années en tentant de franchir les frontières maritimes et terrestres
entre le Maroc et l’Espagne, ce serait, nous explique-t-on, par manque
de coordination et d’intégration de ces politiques. Pour y remédier, il
est prévu d’« approfondir le partenariat euro-méditerranéen »,
autrement dit de renforcer les dispositifs opérationnels aux
frontières, de multiplier les patrouilles policières, de surélever les
murs et de creuser plus de fossés. Il s’agit de rendre la forteresse
tout à la fois « infranchissable » et « inoffensive » pour ceux qui
cherchent à échapper aux conséquences les plus néfastes des
déséquilibres Nord-Sud. On pensait que le mythe de la guerre propre
avait vécu, mais il n’en est rien quand il s’agit d’occulter les
conséquences macabres d’une politique présentée comme visant à protéger
d’eux-mêmes les migrants et candidats à l’asile.

Craignant que les violations répétées des droits de l’homme ne
finissent par alarmer, les Etats européens cherchent parallèlement à
repousser toujours plus loin les frontières de leur violence
institutionnelle. Dans la ligne de la Commission européenne qui
préconise le partenariat avec les Etats frontaliers pour la création de
« zones de protection régionales » pour les exilés, le ministre
français de l’Intérieur vient de proposer une cogestion tripartite
(Libye-UE-HCR) de camps de réfugiés installés dans le désert saharien.
Le tri des candidats à l’asile ou à l’immigration pourrait ainsi se
faire très en amont des frontières européennes, loin des regards des
opinions publiques et de médias.

Plutôt que de s’appuyer sur les droits fondamentaux pour œuvrer à « 
l’insertion harmonieuse des pays en développement dans l’économie
mondiale », comme le prévoit leur traité fondateur, les Etats de l’UE
ont choisi de les contourner pour se protéger des plus pauvres. Les
morts de Ceuta et Melilla sont ainsi les victimes emblématiques d’une
Europe gérant les rapports Nord-Sud dans une perspective
essentiellement utilitariste, reniant les valeurs qu’elle déclare « 
universelles », et confiant, derrière le nouveau mur de la honte, le
sort de milliers de personnes au désert du Sahara.

Abderrahmane Essaadi, (Fédéracion Andalucia Acoge, Espagne), Nathalie
Ferré (GISTI, France), Laurent Giovannoni (CIMADE, France), Khalil
Jemmah (AFVIC, Maroc), Rafael Lara (APDHA, Espagne), Filippo Miraglia
(ARCI, Italie), Said Tbel, (AMDH, Maroc), Dan Van Raemdonck (Ligue des
droits de l’homme, Belgique) sont membres du réseau MIGREUROP.