Europe : vers une externalisation des procédures d’asile ?

Article rédigé en avril 2003 pour la revue Hommes et migrations avec l’aide de Muriel Palombieri, stagiaire au service Réfugiés de la section française d’Amnesty International.
Patrick Delouvin est responsable du service Réfugiés, section française d’Amnesty International, Paris

En application du Traité d’Amsterdam, les États membres de l’Union européenne se sont engagés dans un processus d’adoption de divers textes contraignants afin de rapprocher leurs politiques d’asile [1]. Ces travaux visent à traiter les demandes et les demandeurs de manière similaire afin notamment d’éviter les « mouvements secondaires » au sein de l’Union. Aujourd’hui, certains États membres s’évertuent à orienter les travaux vers des mesures visant à contrôler les mouvements de demandeurs dès les régions d’origine, dans les pays limitrophes et de transit. Pourtant, au sein de l’Union, le nombre de demandes enregistrées est resté stable ces quatre dernières années, aux alentours de 400 000 par an.

Le règlement dit Dublin II est à peine adopté et publié au Journal officiel que des États membres veulent s’en affranchir. Comme la Convention de Dublin qu’il remplace, ce règlement vise à désigner un État membre et un seul pour l’examen de chaque demande d’asile présentée sur le territoire commun. Certes, la possibilité est laissée à chacun de renvoyer un demandeur vers un État tiers, mais le principe a fréquemment été rappelé : les États membres s’engagent, en commun, à examiner les demandes présentées sur leur territoire. Aujourd’hui divers projets proposent de s’écarter de ce principe et de renvoyer à un pays désigné la charge d’accueillir les demandeurs d’un groupe spécifique pour l’examen des demandes et de refouler les déboutés ; il pourrait s’agir d’un État membre, en particulier un pays candidat après son accession à l’Union, ou d’un pays extérieur à l’Union.

Depuis quelques mois, le gouvernement britannique travaille sur un plan visant à établir un nouveau système de gestion du flux des demandeurs d’asile au Royaume-Uni. Le principe est l’externalisation du traitement des demandes à l’extérieur ou aux frontières de l’Union. Les Britanniques ont réussi à bousculer le calendrier européen en inscrivant leur proposition à l’ordre du jour du conseil informel Justice et Affaires intérieures (JAI) des 28 et 29 mars derniers. Après le conseil, David Blunkett, le secrétaire d’État britannique, s’est « félicité du soutien conséquent des ministres et de la Commission » et s’est réjoui qu’elle réunisse un groupe d’experts européens et du Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR) pour donner suite à cette impulsion. Les Britanniques essaient également de faire avancer leur idée dans d’autres organes comme les IGC, consultations intergouvernementales sur l’asile et les migrations.

L’idée, exprimée au début de l’année 2003, est claire : renvoyer les demandeurs d’asile arrivant sur le territoire britannique vers une « zone de protection ». Seules les personnes reconnues réfugiées pourraient être autorisées à revenir ; leur nombre devrait être plus important que le nombre de personnes renvoyées dans une zone pour éviter que le Royaume-Uni soit accusé de se décharger du problème de l’immigration. Néanmoins, cette réinstallation devrait être prise en charge par la communauté ou la famille du réfugié.

Diverses « zones » seraient envisagées : les Iraquiens seraient regroupés en Turquie ou en Iran, les Somaliens au nord de la Somalie, les Africains au Maroc et au Zimbabwe. Des « centres de transit et de traitement » seraient installés dans les régions bordant la future Europe élargie, en Roumanie, Croatie, Albanie ou Ukraine. Les demandeurs ne devraient pas risquer persécution ou refoulement mais la ratification de la Convention de Genève ne serait pas exigée des pays qui accepteraient ces zones. Une assistance de base serait fournie et, « autant que possible, ces zones ne devraient pas être des camps de réfugiés ». Les demandeurs se verraient attribuer une protection temporaire pour un délai maximum de six mois : « Idéalement, la procédure [de détermination du statut de réfugié] ne serait pas nécessaire car les demandeurs pourraient rentrer chez eux rapidement. »

Mieux répartir le « fardeau » entre États membres

Le but du plan britannique est de « réduire progressivement le nombre de demandeurs entrant au Royaume-Uni ». Une gestion externalisée de leur traitement diminuerait les coûts et dissuaderait les « faux demandeurs ». Le document souligne la nécessité de convaincre d’une part les pays d’accueillir de telles zones, d’autre part les tribunaux européens de l’existence d’un niveau de protection suffisant dans ces zones et, enfin, la communauté internationale de la nécessité de coopérer. Un partenariat est envisagé avec les États européens ou anglophones (États-Unis, Canada, Australie). Des projets pilotes dans une ou plusieurs régions sont envisagés, notamment dans le cadre plus informel des consultations intergouvernementales.

À l’occasion du cinquantième anniversaire de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, le HCR a lancé des consultations mondiales sur la protection internationale. Dans la déclaration adoptée le 13 décembre 2001, les États parties à la Convention ont reconnu « le lourd fardeau assumé par certains pays, particulièrement les pays en développement ». Ils ont réaffirmé leur attachement au principe de solidarité énoncé dans le préambule. Ce principe, fondé sur l’obligation de protéger les réfugiés, implique « un partage effectif de la charge et des responsabilités entre tous les États ». Pour mettre en oeuvre ce principe de solidarité, la déclaration a souligné la nécessité de développer de nouveaux outils de protection complétant la Convention de Genève.

Le HCR a ensuite créé le concept de Convention Plus, afin de développer de futurs accords permettant de « promouvoir un meilleur partage des responsabilités entre les États » [2]. Une instance de consultation est créée, le Forum. Des domaines d’activité ont été identifiés en tant que sujets éventuels de futurs accords, parmi lesquels « une aide au développement visant à réaliser un partage de la charge plus équitable » et « les rôles et les responsabilités des pays d’origine, de transit et de destination dans les situations de mouvements irréguliers ou secondaires avec dispositifs de protection extraterritoriale ».

Le 28 mars 2003, le Haut Commissaire, Ruud Lubbers, était invité au conseil informel JAI de Veria. Il a fait diverses propositions dont certaines sont liées à ce partage des responsabilités. Il a notamment proposé de créer « un système commun d’accueil et d’examen des demandes » pour les flux composés en grande majorité de personnes sans besoin réel de protection internationale. Monsieur Lubbers a remarqué au passage que lorsque les pays candidats ont été déclarés « pays d’origine sûrs », le nombre de demandes des ressortissants de ces pays a chuté. Le système proposé permettrait d’obtenir des décisions plus rapides et de désencombrer les procédures nationales. Les demandeurs pourraient être « dans des centres fermés », les recours pourraient être « simplifiés ». Les pays candidats sont expressément visés du fait de leur situation géographique à la frontière du territoire commun. Le Haut Commissaire considère ce traitement commun comme part du nécessaire partage des responsabilités et de la charge au sein de l’Union : les personnes reconnues comme ayant besoin de protection obtiendraient l’asile dans l’un des États membres en fonction de critères (besoins, aptitudes, liens familiaux), les autres seraient renvoyées dans leur pays.

Travaux de la Commission européenne

Au niveau de l’Union européenne, la Commission a mentionné dans une communication [3], dès novembre 2000, le traitement de la demande de protection dans les régions d’origine, en prévoyant simultanément de faciliter l’arrivée de réfugiés sur le territoire des États membres pour leur éviter le passage par les réseaux de trafic. Il y avait néanmoins une énorme différence avec la proposition britannique : pour la Commission, cette option doit être « complémentaire » et « ne peut porter préjudice à un traitement approprié des demandes individuelles spontanées ».

En 2001, la Commission a commandé une étude sur « l’examen des demandes d’asile à l’extérieur de l’Union » [4]. Cette étude remise en décembre 2002 recommande que les États membres envisagent des « modes d’entrées protégées »qui soient « complémentaires » des régimes d’asile existants. Les auteurs émettent les plus expresses réserves sur une solution consistant à renvoyer les demandeurs d’asile se présentant spontanément sur le territoire d’un État membre vers un pays tiers (dans et hors de leur région d’origine) en conditionnant l’examen de la demande d’asile à l’éloignement du territoire. Dans une analyse réalisée en 1994, les consultations intergouvernementales avaient été plus catégoriques : « Cette solution est impossible à réaliser et ne mérite aucune recherche complémentaire. » Les raisons de ce rejet par ces deux études sont multiples. Le risque de renvoi pousserait certaines personnes en quête de protection à se maintenir clandestinement dans le pays d’arrivée au lieu de se déclarer. La nécessité d’assurer une forme de recours avant le renvoi obligerait à mettre en place un système parallèle et à dupliquer les efforts. Les pays seraient probablement difficiles à convaincre d’accepter de tels centres. Enfin, aménager des contrôles des migrations pourrait rappeler « le passé totalitaire de l’Europe ».

Le 26 mars 2003, la Commission a publié une seconde communication sur la politique commune d’asile [5]. Selon elle, « la crise du système d’asile est de plus en plus évidente et un malaise grandissant est ressenti par l’opinion publique ». Elle cite « un gonflement des flux composés à la fois de personnes ayant légitimement besoin d’une protection internationale et de migrants utilisant les voies et les procédures d’asile pour accéder au territoire des États membres » ; « ce phénomène constitue une menace réelle pour l’institution de l’asile ».Il apparaît nécessaire d’envisager de « mieux investir les importants moyens humains et financiers » et, parmi les objectifs, figure « la consolidation de l’offre de protection dans la région d’origine ». La Commission reconnaît que cette notion « a engendré à ce jour de nombreux malentendus et controverses ». Elle précise que l’objectif doit être de « mieux gérer le système d’asile en général et d’offrir des solutions de protection effectives et adéquates, en s’appuyant sur une maîtrise et une régulation des flux liés à l’asile, tant sur le territoire européen que dans les régions d’origine ». L’Union doit développer une véritable politique partenariale avec les pays tiers et les organisations internationales compétentes. En conclusion, la Commission suggère une réflexion approfondie sur les « possibilités offertes par le traitement de demandes d’asile hors de l’Union »tout en précisant bien « en tant qu’instruments complémentaires ».

Les préoccupations d’Amnesty International [6]

Le Royaume-Uni a remis au premier plan des travaux européens l’idée consistant à traiter les demandes de protection dans la région d’origine des requérants. L’objectif est de réduire le nombre d’arrivées spontanées. Bien qu’il ne soit pas explicitement envisagé d’amender ou de dénoncer la Convention de Genève, il est clair que ces propositions constitueraient des tentatives visant à contourner des instruments juridiques importants, nationaux ou internationaux, y compris la Convention.

Dans les travaux actuellement engagés dans le cadre du HCR et de l’Union européenne, la mise en place de tout système de partage des responsabilités devrait prendre en considération la responsabilité internationale dans la protection des réfugiés, de sorte qu’une politique régionale de protection n’affaiblisse pas les efforts entrepris au plan international pour protéger les réfugiés dans le monde entier et pour leur trouver des solutions sûres et durables. En effet, de telles discussions pourraient avoir pour conséquence d’abaisser encore le niveau minimal de protection défini dans le cadre de la première phase du processus actuel d’harmonisation. Il convient de rappeler que 5 % seulement des réfugiés du monde résident à l’intérieur de l’Union. Si celle-ci devait paraître ignorer la charge extraordinaire déjà supportée par les pays d’autres régions, une telle attitude pourrait décourager ces derniers de coopérer à la protection des réfugiés.

Un demandeur d’asile qui arrive sur le territoire d’un État partie à la Convention de Genève engage la responsabilité de protection de cet État au titre de la Convention. Toute mesure tendant à restreindre sa liberté de mouvement ou à l’éloigner du territoire doit être prise dans le respect des critères contenus dans la Convention de Genève et dans le droit international relatif aux droits humains. En cas de transferts de personnes vers d’autres pays aux fins de traitement de leur demande d’asile, de graves violations des droits humains, ainsi que des questions de responsabilité internationale pourraient survenir au cours de, ou en rapport avec, de tels transferts.

Les discussions prévues risquent de créer deux catégories d’États d’asile : les États riches et puissants pouvant choisir qui ils acceptent comme réfugiés et les autres obligés d’accueillir d’importantes populations, y compris celles renvoyées des pays riches. Un tel système à deux vitesses ne peut que détruire la coopération et la solidarité internationales, essentielles pour le fonctionnement du HCR. Tout accord de partage de responsabilités doit promouvoir les intérêts des réfugiés et pas seulement ceux des États, ou, ce qui serait pire, ceux d’une poignée d’États puissants. Dans le cas contraire, ce genre d’accords, loin de résoudre le problème des réfugiés, ne peut que le compliquer.

L’idée de l’externalisation des procédures d’asile, à la périphérie de l’Union européenne ou dans des pays plus éloignés, pourrait faire son chemin dans les mois qui viennent. Des projets pilotes pourraient voir le jour dès la fin d’année, au sein de l’Union ou des consultations intergouvernementales. Les chefs d’États et de gouvernements de l’Union pourraient même avoir à se prononcer sur cette question lors de leur sommet des 20 et 21 juin prochains. Devant l’insistance des Britanniques, quelle position vont adopter le HCR et les directions concernées de la Commission européenne ? Comment vont se positionner les divers États membres ? Vont-ils modifier en conséquence la proposition de directive sur les procédures en cours de discussion ? Des pays candidats ne vont-ils pas être incités à créer de nouveaux Sangatte sur leur territoire pour être acceptés dans l’Union ? Les Britanniques obtiendront-ils que la Convention pour le futur de l’Europe contienne une référence au « traitement à l’extérieur » des demandes d’asile ? De nombreuses questions dont dépend l’accès au territoire européen de dizaines de milliers de demandeurs d’asile à l’avenir. La solidarité internationale est prévue pour venir en aide aux États les plus pauvres qui accueillent sur leur territoire le plus grand nombre de réfugiés, pas pour leur demander de prendre en charge en plus ceux qui arriveraient dans les pays les plus riches.

Avril 2003