Des morts par milliers aux portes de l’Europe
Regard de cartographe, par Nicolas Lambert
Pour voir évoluer la carte selon les périodes, faire défiler cette page ou voir ici (attention : en raison du nombre de données traitées, la carte peut mettre quelques dizaines de secondes à s’afficher ou se mettre à jour).
Cette carte de Nicolas Lambert nous montre comment les mers qui bordent l’Europe sont devenues des cimetières pour des dizaines de milliers de personnes fuyant la guerre, la dictature ou la misère. 31 années mises en cartes, qui déplacent « le regard du fait divers vers une lecture géographique et systémique ».
Depuis le début des années 2000, près de 68 000 personnes — femmes, hommes et enfants — ont péri en tentant de rejoindre l’Europe, un nombre équivalent à la population d’une ville comme Calais, Colmar, Bourges ou Valence. Noyades, asphyxies, accidents, écrasements, empoisonnements, explosions sur des champs de mines, morts de faim, de soif, d’épuisement, absence de soins médicaux, violences policières, etc. : autant de tragédies humaines qui auraient pu être évitées. Ces vies brisées sont le lourd tribut d’une politique migratoire marquée par l’indifférence et la répression, là où la solidarité aurait pu offrir à tout le monde un autre destin. Ces décès constituent une manifestation aussi évidente que tragique de la vulnérabilité des migrants et de violence des politiques migratoiresqu’ils subissent.
Une histoire en cartes
En 2002, le géographe Olivier Clochard, chercheur au laboratoire Migrinter et un des fondateurs de Migreurop, réalisait la toute première carte des morts de la migration. À cette époque, aucune source officielle ne recensait les décès liés aux migrations. Ce travail inédit et pionnier s’appuie alors sur les données de l’organisation néerlandaise UNITED against Racism et celles de l’association des amis et des familles des victimes de l’immigration clandestine (AFVIC). Cette carte marque un tournant : elle déplace le regard du fait divers vers une lecture géographique et systémique. Elle rend visible une réalité jusqu’alors fragmentée, exposant la logique implacable et territoriale de la répression aux frontières. La carte montre que ces décès ne sont pas des incidents isolés, mais le résultat d’un système qui se dévoile à travers des lieux clés : le détroit de Gibraltar, le détroit de Sicile, le canal d’Otrante, la mer Égée, etc. À partir de 2004, Olivier Clochard enrichit cette carte en collaboration avec Le Monde diplomatique. Ce partenariat lui confère alors une résonance inédite, transformant cette carteen une arme politique majeure.
Au fil du temps, de nouvelles sources de données apparaissent. D’abord, l’incroyable travail du journaliste italien Gabriele Del Grande, qui, à travers son blog Fortress Europe, raconte ces drames invisibilisés aux frontières de l’Europe. Puis, en 2014, c’est l’émergence du projet de data journalisme « The Migrant’s file », qui s’illustre par son remarquable travail de vérification des faits. Aujourd’hui, les données proviennent en grande partie du projet Missing Migrantsde l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), consolidant ainsi une cartographie plus précise et plus complète.
Grâce à ces nouvelles données, la « carte des morts » a été mise à jour à plusieurs reprises par le réseau Migreurop, en 2009, 2012, 2015, et 2017. À chaque révision, la géographie de la frontière migratoire se précise, se dessine, se réorganise, à mesure que les dispositifs de contrôle se renforcent. Mais ces dispositifs, loin de freiner les migrations, n’ont pour effet que de dévier les routes migratoires, les rendant toujours plus périlleuses. Oui, il faut le dire haut et fort : ce sont bien ces politiques migratoires, cruelles et inefficaces, qui portent la responsabilité de cette hécatombe silencieuse. Dans cet article, dans la lignée des travaux du réseau Migreurop, nous proposons une actualisation de cette carte selon les mêmes codes. L’échelle temporelle choisie est 1993-2024, mais libre à vous de la faire varier.
Attention : en raison du nombre de données traitées, la carte peut mettre quelques dizaines de secondes à s’afficher ou se mettre à jour. Voir la carte en grand écran.
La liberté de circulation en question
En 1952, dans Peau Noire, Masques Blancs, Frantz Fanon écrivait les mots suivants : « Il ne faut pas essayer de fixer l’Homme, puisque son destin est d’être lâché ». Cette phrase résonne ici avec force. Oui, depuis la préhistoire, l’humanité s’est toujours déplacée à la surface du globe, mais également sous l’eau et dans l’espace. La mobilité fait partie intégrante de l’histoire humaine. Ce qui l’est moins, c’est cette volonté d’empêcher ces mouvements. Notez, ils ne sont pas empêchés pour tous. Il est très facile de traverser les frontières et voyager à travers le monde dès lors que l’on est un riche habitant d’un pays riche.
Mais cette mobilité est systématiquement entravée pour les ressortissants des pays du Sud. La frontière est donc profondément inégalitaire et dissymétrique. Elle matérialise un rapport de domination entre les pays du Nord et les pays du Sud. Alors que faire ? Bien sûr, contester cet ordre mondial. Mais aussi, rappeler que le lieu de naissance est un hasard de la vie. Qu’il n’y a pas de crise migratoire mais une crise de l’accueil et de la solidarité. Et comme dirait Patrick Chamoiseau, rappeler que nos « frères migrants » ne sont pas des menaces mais des camarades de luttes. Une conclusion s’impose. Liberté de circulation et d’installation pour toutes et tous.
Lire l’article en intégralité sur le site de l’Humanité.