La Manche, l’autre cimetière de l’Europe
Dans la Manche, comme ailleurs, les politiques migratoires européennes tuent et entravent le droit de toute personne à circuler librement
Le 24 novembre 2021, un énième naufrage a coûté la vie à au moins 27 personnes voulant rejoindre le Royaume-Uni depuis la France, s’ajoutant à la liste des plus de 300 personnes décédées depuis 1999 à cette frontière [1] . Tout comme la Méditerranée dans laquelle plus de 38 000 personnes migrantes décédées ou disparues ont été comptabilisées depuis le début des années 2000 [2], la Manche a été transformée en cimetière par des politiques migratoires européennes assassines.
A l’horreur de ce drame s’ajoute l’insupportable hypocrisie des autorités et les regrets officiels exprimés des deux côtés de la Manche ne leurrent plus personne. D’une part, car ce drame était parfaitement prévisible : plusieurs alertes avaient été lancées par la société civile, ainsi que par la Société nationale des sauveteurs en mer (SNSM) [3]. D’autre part, car ces décès, ici comme ailleurs, ne sont pas le fruit de la fatalité, du gros temps, de « l’irresponsabilité » des personnes migrantes ou encore de « passeurs criminels », mais bien la conséquence directe des politiques migratoires ultra sécuritaires et racistes menées en toute conscience depuis plusieurs décennies aux frontières européennes [4]. Une politique d’hostilité et de rejet des exilé·e·s criminalisé·e·s qui se traduit par une violence banalisée à leur encontre tout au long du parcours d’exil, comme méthode de dissuasion, et une stratégie du laissez-mourir en mer [5].
Calais est depuis 20 ans le symbole de cet « environnement hostile » pour les personnes en migration. Alors qu’en mer Méditerranée l’Union européenne externalise le contrôle des migrations pour transformer les États du Sud en garde-frontières de l’Europe, sur les côtes de la Manche c’est la France qui organise un contrôle migratoire raciste et déshumanisant pour le compte du Royaume-Uni. La mobilité des personnes qui souhaitent franchir cette frontière est entravée via des accords de coopération, des barrières grillagées, des clôtures bétonnées et des expulsions brutales et quotidiennes des lieux de (sur)vie pour éviter la formation de « points de fixation ».
Les violences policières, la destruction des biens personnels, l’interdiction de distribuer de la nourriture, les batailles juridiques pour accéder à de l’eau potable, la fermeture des différents dispositifs humanitaires initiés par la société civile : tout a été mis en œuvre par les autorités élues, policières, administratives et judiciaires pour bloquer le parcours migratoire tout en dissuadant les exilé·e·s de se maintenir sur le territoire français. La mer est ainsi devenue l’ultime voie possible pour des personnes vivant dans des conditions insoutenables et persécutées par la police [6]. Y compris lorsque celles-ci sont en quête de protection, mais ne souhaitent pas demander l’asile en France de peur à terme d’être soumises à un « transfert Dublin » [7] ou à une mesure d’expulsion, et qui n’obtiendront vraisemblablement pas de protection au Royaume-Uni, qui souhaite durcir l’accès au droit d’asile [8].
Comme à d’autres périodes marquées par des drames d’ampleur similaire, l’Union européenne, ses États membres et le Royaume-Uni se défaussent de leurs responsabilités et persistent dans une logique strictement sécuritaire, ayant démontré depuis 20 ans ses conséquences mortifères. Le gouvernement britannique a demandé à la France de « reprendre les migrants ayant traversé la Manche » [9]], la France a réclamé quant à elle un accord UE/Royaume-Uni sur l’immigration [10], et annoncé le déploiement rapide d’un avion de l’agence européenne Frontex au-dessus de la Manche 24h/24h, pour « pour aider à lutter contre le trafic migratoire » [11].
Pas un mot sur la protection des personnes ou le respect des droits, il n’est plus question d’accueil en Europe, et seule la répression des migrations fait depuis longtemps consensus au sein de l’UE et parmi ses partenaires.
Il ne s’agit plus désormais « d’éveiller les consciences » sur cette hécatombe aux frontières, mais de dénoncer et poursuivre les principaux décideurs et décideuses qui, notamment depuis la signature de l’accord du Touquet de 2003, soit par leur inaction, soit par leur politique active de répression, et à des degrés divers, ont participé à la mise en œuvre de ces politiques migratoires meurtrières. Ils et elles portent en cela une lourde responsabilité dans les drames d’hier, d’aujourd’hui et de demain aux frontières de l’Europe.
A travers la Manche, comme ailleurs en Europe, il est plus urgent que jamais de réorienter fondamentalement les politiques migratoires européennes afin de reconnaître le droit de toute personne de circuler librement. Cette reconnaissance est la condition pour que la liste des décès aux frontières de l’Europe cesse enfin de s’allonger.
Affiche © Échanges et Partenariats