Après la débâcle afghane, l’Europe toujours sourde à la souffrance des exilé·e·s
Tribune de Migreurop
« Never let a good crisis go to waste. » (« Il ne faut jamais gaspiller une bonne crise. ») Cet adage, que l’on attribue à Winston Churchill, se vérifie encore et encore dans le champ économique et politique, et en particulier celui des politiques migratoires européennes. Saisissant le contexte des naufrages massifs des 12 et 18 avril 2015 au large de la Libye, qui ont coûté la vie à plus de 1 400 personnes, la Commission européenne a proposé son « agenda européen sur les migrations » introduisant notamment « l’approche hotspot » visant à forcer les Etats européens de première arrivée à trier les migrant·e·s. L’incendie du hotspot de Moria à Lesbos en Grèce, le 8 septembre 2020, a été l’occasion pour la Commission d’annoncer le « pacte européen sur l’asile et les migrations » – en réalité un pacte contre les migrant·e·s, passé entre Etats européens pour apaiser leurs conflits en introduisant la notion de « solidarité flexible », euphémisme traduisant leur choix de contribuer soit à la relocalisation, soit aux expulsions des migrant·e·s. A chaque fois, les acteurs politiques saisissent l’opportunité de l’urgence pour imposer un agenda souvent formulé de longue date. Les « innovations » mises en avant cachent la continuité de l’impératif au cœur des politiques migratoires européennes au cours des dernières décennies : empêcher la plupart des migrant·e·s du Sud global d’accéder au territoire européen.
Il en va de même pour la crise politique majeure qu’ont déclenchée la fin de l’occupation américaine et de ses alliés de l’Afghanistan et l’avancée éclair des talibans, qui instaurent aujourd’hui un régime liberticide, notamment pour les femmes. Passé l’émotion devant les images d’Afghan·e·s risquant leurs vies en se cramponnant aux avions pour se glisser parmi les quelque milliers d’évacué·e·s et des centaines d’autres laissées sur le tarmac, l’UE et ses Etats membres laissent place à l’expression de leur plus grande frayeur : la répétition de la malnommée « crise migratoire » de 2015 – une crise des politiques migratoires européennes engendrée par l’arrivée d’un million de demandeurs et demandeuses d’asile sur le territoire de l’UE, comptant pourtant une population de plus 500 millions de personnes. La déclaration conjointe des ministres de l’Intérieur à l’issue du Conseil « Justice et affaires intérieures » du 31 août est sans appel : « Sur la base des enseignements tirés, l’UE et ses Etats membres sont déterminés à agir conjointement pour empêcher que des mouvements migratoires illégaux incontrôlés et à grande échelle, tels que nous en avons connu par le passé, ne se reproduisent. »
Alors qu’un plus grand nombre d’Afghan·e·s prennent les chemins de l’exil, chemins qui les mènent d’abord et surtout vers les pays voisins, et, dans une moindre mesure, vers l’Europe, l’UE et ses Etats membres auraient pu saisir cette occasion pour mettre en place une politique migratoire ouverte ainsi qu’une politique d’asile commune et solidaire, permettant d’organiser un véritable accueil sans engendrer la précarité, la violence et la peur. Or le courage politique nécessaire à une telle proposition faisant cruellement défaut, les Etats membres se sont repliés sur le seul niveau de consensus : le déploiement de moyens sécuritaires et de gestion humanitaire externalisés visant à empêcher les exilé·e·s de fouler le territoire européen. Ainsi la déclaration du 31 août propose-t-elle que l’UE renforce « son soutien aux pays tiers, en particulier aux pays voisins et de transit, qui accueillent un grand nombre de migrants et de réfugiés, afin de développer leur capacité à offrir une protection. » En d’autres termes, l’encampement des exilé·e·s dans leur région d’origine, solution depuis longtemps préconisée par l’UE.
Pour les migrant·e·s qui oseraient refuser leur assignation spatiale, l’UE a une réponse bien rodée : l’externalisation du contrôle des frontières. Ainsi, « l’UE coopérera également avec ces pays pour prévenir la migration illégale en provenance de cette région, renforcer les capacités de gestion des frontières et prévenir le trafic de migrants ». Comme à chaque « crise » annoncée, Frontex – bras armé de la politique migratoire européenne – est appelé à la rescousse pour « protéger efficacement les frontières extérieures de l’UE et empêcher les entrées non autorisées ». En pleine période électorale, les ministres de l’Intérieur européens espèrent ainsi rassurer leurs citoyen·ne·s face à la fuite d’une partie de la population afghane – que Frontex associe au « risque terroriste », ravivant ainsi de vieux amalgames. Le sort et les droits de la population afghane, qu’elle demeure dans son pays ou s’épuise sur les routes de l’exil, est bien le cadet de leurs soucis.
La déclaration des ministres de l’Intérieur renforce ainsi la direction définie par la Commission en 2020 avec le « pacte européen » contre les migrant·e·s. Par ailleurs, la crise afghane a aussi permis au cours des dernières semaines à plusieurs Etats européens d’actualiser un vieux rêve, que le réseau Migreurop dénonce depuis sa fondation : celui des camps de tri en dehors de l’Europe pour départager les « bon·ne·s réfugié·e·s » des « mauvais.es migrant·e·s ». Ce rêve, inspiré du modèle australien et de sa « Pacific solution », a été notamment formulé en 2003 par Tony Blair, alors Premier ministre britannique – celui-là même qui impliqua son pays dans la guerre impériale en Afghanistan. Ce rêve a depuis subi de nombreuses mutations. Au cours des derniers mois, il a été remis au goût du jour par le Danemark et le Royaume-Uni. Avec la crise afghane, il trouve une énième formulation britannique : des « centres offshore pour réfugiés afghans » au Pakistan ou en Turquie. En somme les Etats européens mènent des guerres à travers le monde au nom des droits humains, mais refusent d’accorder le droit à la protection de celles et ceux qui fuient le chaos laissé derrière elles. Les exilé.es afghan·e·s ne seront pas étonné·e·s de cette énième preuve d’hypocrisie et de mépris pour leurs vies. Depuis 2016, les Etats européens ont repris les renvois vers l’Afghanistan, alors que le conflit continuait d’y faire rage.
Hier ou aujourd’hui, les rêves européens d’externalisation du contrôle des frontières et de l’asile continuent de se heurter à la réalité des migrations et des parcours d’exil. Malgré les politiques répressives, nous savons que celles-ci ne dissuaderont pas les Afghan·e·s de tenter de franchir les frontières au péril de leur vie. La société civile, dont les associations membres de Migreurop, mettra tout en œuvre pour les soutenir et défendre leurs droits tout au long de leurs trajectoires précaires. Mais les prochains mois s’annoncent lourd de souffrance pour les exilé·e·s.
TRIBUNE parue dans le journal Libération - 16 septembre 2021
Photographie : Sara Prestianni