3300 migrants sont morts à Lampedusa depuis 2002

Bug Brother, blog Le Monde, 07/10/2013

On ne saura jamais exactement combien de migrants sont morts en cherchant à gagner les frontières de l’Europe. Nombreuses sont en effet les embarcations qui coulent sans laisser de trace, sans parler de tous ces réfugiés qui meurent pendant la traversée, et dont les corps sont jetés par-dessus bord, afin de ne pas importuner les survivants, et d’optimiser leur probabilité d’arriver à bon port.

L’ONG United against racism et un journaliste italien, Gabriele del Grande, ont entrepris depuis des années de documenter, à partir d’articles de presse, de rapports d’autorités ou d’ONG, le nombre de réfugiés morts ou disparus en cherchant à gagner l’Europe.

L’ONG estime ainsi le nombre de "morts aux frontières de l’Europe" à 17 306, depuis 1993 ; le journaliste à 19 142 depuis 1998, dont 2352 en 2011, et 6 835 dans le seul le détroit de Sicile, où se trouve Lampedusa.

La comparaison de leurs deux bases de données -toutes deux intitulées "Fortress Europe" et qui, dans certains cas se recoupent, dans d’autres se complètent- révèle que depuis 2002, plus de 3000 migrants sont morts ou ont disparu aux abords de l’île de Lampedusa.

Avec les 300 morts présumés du naufrage d’un navire transportant quelques 500 réfugiés, le 3 octobre dernier, Lampedusa concentrerait ainsi, à elle seule, plus de 17% des 18 à 20 000 réfugiés morts aux frontières de l’Europe recensés depuis le milieu des années 90.

En 2011, j’avais contribué à créer une carte interactive, pour OWNI, répertoriant plus de 14 000 hommes, femmes & enfants "morts aux frontières" de l’Europe.
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J’avais alors découvert que si la grande majeure partie -près de 10 000- étaient morts en mer Méditerranée -dont 857 en tentant de rejoindre Lampedusa-, 864 étaient morts de soif ou de faim (dans le désert ou des bateaux), que près de 300 étaient morts étouffés dans un camion, 254 assassinés, plus de 250 écrasés en traversant une route ou en tombant d’un camion, 215 morts de froid, et que 138 des 335 suicidés avaient opté pour la pendaison, que 4 étaient morts en grève de la faim, et 33 par immolation.

Printemps arabe aidant, on dénombrerait 4 000 morts de plus en seulement deux ans -cf La guerre aux migrants a fait 18 000 morts (au moins). En analysant les données compilées par Gabriele del Grande, et rien que pour ces quatre dernières années, les (data)journalistes italiens de dataninja.it ont établi une carte pour Wired.it répertoriant quelques 250 événements (qu’ils ont partagé sous forme de tableur) montrant clairement que la majeure partie des morts et disparus l’ont été dans le détroit de Sicile, aux abords de l’île de Lampedusa (voir aussi la carte qu’en a tiré Alexandre Léchenet pour LeMonde.fr 4 000 migrants morts en Méditerranée depuis 2009) :
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En explorant la base de données d’United", j’ai de mon côté identifié 68 événements survenus aux abords de Lampedusa depuis 1996, totalisant 1509 morts et disparus (voir le tableur). Voici quelques-unes de leurs histoires (les liens renvoient vers des articles en italiens recensés par del Grande).
Le 7 mars 2002, 5 femmes et 7 hommes mourraient noyés après que leur navire ait chaviré ; on dénombrait également 47 disparus ; ils venaient du Nigéria, du Soudan et de Turquie.
Le 15 mai 2003, des pêcheurs trouvaient 4 cadavres dans leur filet. Le 16 juin, un autre navire chavirait : 63 morts. Le 17 juin, 400 réfugiés débarquent à Lampedusa, à bord de 6 bâteaux ; un septième, transportant 70 migrants, a coulé ; les autorités ne récupèrent que 3 survivants. Le 18 août, un Libérien de 25 ans décédait d’une crise cardiaque à son arrivée au refuge de Lampedusa.
Mi octobre, une quinzaine de Somaliens, dont un bébé de 3 ans, étaient retrouvés morts de faim, de froid ou d’hypothermie dans un bateau en provenance de Libye. Le 20, 14 survivants, squelettiques et incapables de parler, sont récupérés dans un navire à la dérive, où l’on découvre également 13 cadavres ; le bateau mesurait 12 mètres de long, il était parti avec plus de 100 passagers, dont 7 enfants, et dérivait depuis 20 jours ; les survivants avaient dû jeter à la mer les corps des autres passagers morts.

Le 24 mars 2005, un navire de pêche remarque une embarcation d’un peu plus de 10 mètres avec une centaine de passagers à bord, en danger de naufrage ; il prévient les autorités par radio mais, pour éviter d’être poursuivi pour aide à l’immigration illégale, continue de pêcher ; quand la marine arrive sur zone, le bâteau avait coulé.
En août 2006, deux enfants, ainsi qu’un bébé sierra-leonais de 18 mois (Karol), ne survivaient pas au voyage et étaient jetés par-dessus bord par leurs parents. Le 19, 50 réfugiés -dont 10 enfants- disparaissaient suite à la collision de leur navire avec un plus gros bateau : on ne retrouvait que 12 cadavres. Le 20, un dériveur coulait au large de Lampedusa : 28 hommes, 5 femmes et un enfant disparaissait, l’un d’entre eux dévoré par un requin. Le 12 septembre, un bateau balloté par les vagues envoyait des SOS : 250 disparus.

Le 29 juillet 2007, un pêcheur repèrait un navire à la dérive transportant 14 réfugiés, dont deux dans le coma ; depuis 20 jours, ils dérivaient sans nourriture et sans eau ; "ils ressemblaient à des fantômes", expliqua à La Repubblica le commandant qui les secouru : "ils étaient dans un état ​​pitoyable, réduit à l’état de squelettes aux lèvres desséchées par le soleil et le sel" ; un des survivants expliqua que "13 d’entre-nous sont morts, nous avons été obligés de les jeter à la mer".

Le 1 août, 33 hommes, 4 femmes et 4 enfants mourraient noyés après le naufrage de leur bateau ; les secours parvenaient cela dit à sauver un seul survivant. Le 14, des militaires repéraient 14 cadavres flottant sur l’eau : ils portaient des gilets de sauvetage ; on ne saura jamais combien furent ceux qui coulèrent, sans gilet. Le 21, des militaires découvraient les cadavres de 4 hommes et 2 femmes, morts de faim et jetés par-dessus bord au large de Lampedusa.

Le 28, un navire de réfugiés récupérait un homme en vie, dérivant en mer, avec un gilet de sauvetage ; c’était le seul survivant du naufrage de son bateau, qui transportait 45 personnes. Le 29, un navire à la dérive depuis 4 jours était secouru : 2 femmes enceintes, mortes durant la traversée, avaient été rejetées en mer.
Janvier 2008 : le capitaine d’un chalutier était arrêté à Lampedusa, accusé d’assassinat après avoir croisé un navire à la dérive, chargé de 60 réfugiés somaliens ; l’un d’entre eux avait nagé jusqu’à son bateau pour lui demander de leur venir en aide ; l’équipage l’avait frappé, et rejeté en mer, le laissant se noyer. Le 19 mars, un bateau surchargé chavirait : 40 morts ; ils venaient d’Egypte, du Sénégal, du Nigéria, de Somalie et de Tunisie.

Le 21 janvier 2009, 8 Libyens mourraient de froid dans le bateau qui les amenaient à Lampedusa. Le 22, Vivede, une Nigérianne de 19 ans, décédait à cause des brûlures dues à son exposition au soleil et à la mer. Le 20 août, 5 Erythréens étaient secourus au large de Lampedusa ; ils dérivaient depuis 20 jours, et expliquèrent avoir du jeter par-dessus bord les cadavres de 75 personnes mortes pendant la traversée.
Le 6 avril 2011, un navire chargé de 325 migrants en provenance du Bengladesh, du Tchad, de la Côte d’Ivoire, du Nigéria, de Somalie et du Soudan, chavirait au large de Lampedusa ; on dénombrait 220 disparus, dont plusieurs mineurs, et au moins deux bébés de 1 et 3 ans. Le 28, deux navires embarquant 600 réfugiés, étroitement surveillés par les soldats libyens, partaient pour Lampedusa ; un seul d’entre eux arriva à bon port, l’autre disparaissant dans la tempête : on dénombrait 320 morts, au moins. Les autorités tunisiennes retrouvaient ce mois-là sur leurs plages les corps de 58 candidats à l’exil.

Le 11 mai, un réfugié parvenu à Lampedusa expliquait que 5 personnes avaient été jetées à la mer en tant que sacrifice humain, afin de conjurer le mauvais temps.
Le 2 juin, un bateau surchargé coulait à 300 km de Tripoli : 270 réfugiés, venus d’Afrique de l’Ouest, du Pakistan et du Bengladesh, mourraient noyés. Le 1er août, un bateau chargé de 300 réfugiés envoyait des SOS au large de Lampedusa : 275 personnes étaient sauvées, mais 25 retrouvées mortes, suffoquées. Le 4 août, un bateau en provenance de Libye était secouru à 104 milles de Lampedusa ; on retrouvait 100 cadavres, jetés à la mer.

Le 4 avril 2012, les secours découvrait un bateau à la dérive ; les survivants expliquèrent avoir du jeter à la mer 10 passagers, morts de faim. Le 10 juillet, un autre bateau à la dérive depuis 15 jours était secouru ; il n’y avait qu’un seul survivant : les 54 autres passagers étaient morts.
Pour vous faire une idée de ce que peut être une traversée, regardez ce reportage, qui valut à Grégoire Deniau un prix Albert Londres en 2005 :
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"L’Europe est en guerre contre un ennemi qu’elle s’invente"

Ces dizaines de milliers de "morts aux frontières de l’Europe" ne sont pas des "catastrophes humanitaires", mais la conséquence logique de la fermeture et de la militarisation des frontières extérieures de l’Europe. Voir à ce titre Lampedusa : l’Europe assassine, tribune libre signée par plusieurs responsables d’ONG d’aide aux migrants et de défense des droits de l’homme pour qui "l’Union européenne doit sortir de sa logique sécuritaire et renouer avec les valeurs qu’elle prétend défendre", parce que "le drame de Lampedusa n’est pas une fatalité", mais bien la conséquence d’une "guerre menée par l’Europe contre les migrants".

Par ailleurs, ces dizaines de milliers de morts ne sont qu’une partie du problème, comme j’avais tenté de le résumer, l’an passé, dans « De Big Brother à Minority Report » le n° du Vinvinteur (l’émission de télévision où j’officiais) avait consacré à cette guerre qui ne dit pas son nom :
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Car si la création de l’espace Schengen a permis d’"ouvrir" les frontières afin de permettre aux Européens d’y voyager sans papiers, l’Europe a aussi créé, en contrepartie, une agence chargée de sécuriser les frontières extérieures de l’Union. Qualifiée d’« organisation militaire quasi-clandestine » par Jean Ziegler, Frontex est aussi un service de renseignement, ainsi qu’un relais policier, militaire, et diplomatique, avec les autres pays de l’Union... et pas seulement : Frontex a en effet passé des accords techniques de coopération afin d’externaliser le fait de bloquer, et donc aussi d’incarcérer, des migrants dans des pays pourtant peu regardants en matière de droits de l’homme..
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FrontExit, lancé par une vingtaine d’ONG de défense des droits de l’homme, réclame aujourd’hui "plus de transparence sur le fonctionnement de FRONTEX et le respect des droits des migrant.e.s aux frontières" :
"Pour lutter contre une prétendue « invasion » de migrants, l’Union européenne (UE) investit des millions d’euros dans un dispositif quasi militaire pour surveiller ses frontières extérieures : Frontex."

Le budget annuel de Frontex a été multiplié par 20 en 5 ans, passant de 6 millions d’euros en 2006 à 118 millions d’euros en 2011. Un record, en ces temps de crise, sachant qu’il est aussi 9 fois plus important que celui du bureau européen chargé, non pas de refouler les réfugiés, mais d’harmoniser leurs demandes de droit d’asile…
Une des missions de Frontex est de rendre nos frontières “intelligentes”, au moyen d’une batterie de nouvelles technologies, développées, pour la plupart, par des marchands d’armes : caméras de vidéosurveillance thermiques, détecteurs de chaleurs et de mouvement, systèmes de drones, etc., le tout pour un budget estimé à 2 milliards d’euros.

2 milliards d’euros, c’est grosso modo ce que réclamaient les associations caritatives pour assurer l’aide alimentaire aux plus démunis, soit 19 millions de personnes en Europe, dont 4 millions en France.
Austérité oblige, l’Union européenne a finalement décidé d’amputer l’aide alimentaire de 1 milliard d’euros… au grand dam des ONG humanitaires, qui ont un peu de mal à accepter que "les chefs d’État demandent (donc) aux pauvres de sauter un repas sur deux"...
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L’Europe a décidé, de façon particulièrement cynique, de privilégier le fichage des étrangers, en limitant le nombre de consulats offrant la possibilité d’obtenir un visa biométrique (cf Tchernobyl : les enfants bloqués à la frontière française), tout en conditionnant l’obtention d’untel visa biométrique au fait pouvoir se le payer (cf La France refoule 12% des artistes africains).

Résultat : en 20 ans, cette “guerre aux migrants” aurait fait entre 18 & 72 000 victimes... C’est le constat, effrayant, dressé par United Against Racism, une ONG qui, depuis 1993, documente dans une base de données les morts aux frontières de l’Europe. Début 2011, elle en avait répertorié 14 000. Printemps arabe aidant, le nombre de victimes serait passé à 18 000, soit 4 000 morts de plus en 2 ans… dans l’indifférence quasi-générale, ce pour quoi j’avais donc proposé au Vinvinteur d’en parler (voir l’émission, en entier) :
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Ghert est l’un des responsables d’United Against Racism, l’ONG qui dénombre les "morts aux frontières" de l’Europe. Il a préféré être interviewé de dos, plusieurs membres de son ONG ayant déjà été menacé voire tabassé par des militants d’extrême-droite. Non content de m’expliquer qu’il n’a pu documenter qu’1/4 des "morts aux frontières" -et qu’il estime donc que le chiffre réel serait trois fois plus important, aux alentours de 80 000-, Ghert m’a notamment raconté l’histoire de cette mère qui a choisi d’éborgner ses enfants -afin de leur permettre de rester en Europe.
Dressant un parallèle entre ce que l’Europe traverse aujourd’hui et ce qu’elle avait vécu dans les années 1930, Ghert estime ainsi que la façon qu’ont les pays du Nord de (mal)traiter la Grèce et l’Italie (notamment), et que la banalisation de la xénophobie, l’institutionnalisation des discriminations, et les résurgences racistes, pourraient déboucher sur une véritable "guerre" -nonobstant les risques de voir un jour cette "guerre aux migrants" se retourner contre "nous", si d’aventure ceux qui en meurent aujourd’hui se décidaient à prendre les armes pour se "défendre". L’interview dure 40’, elle est en anglais, mais le constat est terrifiant :
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Pour Claire Rodier, que j’avais déjà interviewée en 2011 à l’occasion de la mise en ligne du mémorial des “morts aux frontières de l’Europe“, « la liberté de circulation s’impose comme une évidence au regard des ravages causés par la lutte contre les migrations "illégales" ».
Juriste au Gisti et responsable de Migreurop, l’une des ONG qui a lancé FrontExit, Claire Rodier a publié un essai, « Xénophobie Business », analyse cinglante et alarmante du « marché » de l’externalisation sinon de la privatisation, du contrôle de l’immigration. Elle y dénonce les « profiteurs de guerre » de ce marché "très lucratif" où les agents de sécurité ne reçoivent souvent qu’une formation de cinq jours sur les techniques de contrôle et de contention, failitant d’autant les cas de recours excessif à la force, voire de tabassage en règle. Son interview dure plus d’une heure, mais je ne saurais que trop vous conseiller de la lancer, en tâche de fond, et de l’écouter, vraiment :
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Si d’aventure ces questions vous ont ébranlé, vous pouvez également consulter le kit de sensibilisation de Frontexit, les cartes issues de l’Atlas des migrants en Europe , la Transborder map, "carte de la résistance contre le régime des frontières européennes", réécouter l’émission Liberté sur paroles consacrée à Frontexit (où l’on apprend que des garde-frontières ont tiré sur des bateaux de réfugiés pour les couler, et qu’il est question de doter les patrouilles de Frontex d’armes létales), acheter « Xénophobie Business », le livre de Claire Rodier (voir les 30 premières pages).
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