Contre l’Europe des barbelés, liberté de circulation !

Hebdo anti capitaliste, n°214, NPA, 24/10/2013

Des milliers de jeunes étaient dans la rue à la fin de la semaine dernière. C’est avec force qu’ils ont demandé le retour de deux de leurs camarades récemment expulsés. Dans le même temps, de nombreux lycées étaient bloqués. Pour se réchauffer le cœur quand on n’a pas eu la chance d’y être, il faut aller voir les images de la manifestation et sur TF1 la tronche de Jean-Pierre Pernaut évoquant « des slogans d’une rare violence au sein même de la gauche »...

Car ces jeunes ne se contentaient pas d’exprimer leur refus d’attendre sagement le résultat d’une enquête administrative (qui s’est conclue, comme on pouvait s’y attendre, par une validation de l’expulsion, pimentée d’une mesure de grâce présidentielle scandaleuse dans son principe et surtout révélatrice de l’incompréhension totale des causes de la révolte). Ils poussaient l’extravagance jusqu’à réclamer la démission du ministre Valls et même, pour un certain nombre d’entre eux, la régularisation de tous les sans-papiers.

De quoi espérer que de la nausée provoquée par les effets meurtriers de la politique migratoire de l’Union européenne présentée dans ce dossier, à la colère suscitée par la brutalité d’un gouvernement qui place systématiquement le mot humanité derrière le mot fermeté, l’émotion se muera en prise de conscience active et combative de l’injustice de nos lois.

Dossier réalisé par François Brun

Frontex, l’arme du crime

Au cœur du dispositif européen qui prétend à la « maîtrise des flux migratoires » ou, pour dire les choses crûment, qui vise à opposer un barrage aux hommes, aux femmes et aux enfants qui cherchent à atteindre nos côtes dans le fol espoir de vivre normalement ou de tout simplement de survivre, se situe Frontex.

Frontex est l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne (ouf !). On retiendra donc que Frontex veut dire frontières extérieures, ces frontières dressées contre les « vrais » étrangers, cette menace venue de la « zone du dehors ». L’étranger extra-communautaire est donc ainsi constitué et de fait traité en ennemi. En dépit des proclamations, la main sur le cœur, il y a donc une certaine logique à ce que le parcours de celui qui aura eu le tort d’être venu d’ailleurs se conclue souvent par la mort ou l’enfermement.

Par millions... d’euros !

Les moyens déployés sont en tout cas à la hauteur de l’enjeu. En 2011, le budget de Frontex se montait à 118 millions d’euros. Certains des postes qui donnent lieu à de considérables subventions peuvent surprendre : par exemple, Frontex reçoit une enveloppe de 285 millions d’euros au titre d’un programme spécifique 2007-2013 : prévention, préparation et gestion des conséquences en matière de terrorisme. Le brouillage de ses missions est aussi accentué depuis que en octobre 2011, son mandat a été étendu pour lui permettre d’échanger des données personnelles avec Europol.

Quoi qu’il en soit des objectifs emboîtés de Frontex, les résultats sont là. Tandis que son budget connaissait une croissance fulgurante, le nombre de morts en Méditerranée ne diminuait pas, loin s’en faut, tournant ces dernières années (même s’il est impossible d’avoir un compte précis) autour de 1 500. L’atlas de Migreurop en fournit la cartographie et met en évidence les causes [1].

Contre les droits internationaux

Mais il n’y a pas que les morts. Sous couvert de gestion de la coopération opérationnelle, Frontex contrevient à plusieurs principes fondamentaux du droit international. En premier lieu, parce que Frontex est effectivement particulièrement « opérationnel » pour s’opposer au débarquement de migrants sur les côtes européennes (espagnoles, italiennes, maltaises, grecques) et contribuer ainsi au refoulement d’exiléEs vers des pays en guerre, sans leur permettre d’exercer le droit de demander l’asile.

Alors que la Convention européenne des droits de l’homme, traité international signé par les États membres du Conseil de l’Europe indique que « toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien », le dispositif guerrier mis en œuvre par l’Europe à travers Frontex y fait délibérément obstacle. Et quand bien même la liberté d’émigrer ne sera de toute façon guère effective, tant que la liberté de circulation et d’implantation ne sera pas reconnue, elle doit dans son principe être défendue.

Or, pour tous les retours forcés (Frontex peut aussi organiser des vols de retour groupés), pour les entraves incessantes au droit de fuite, pour les morts, pour les infinies souffrances physiques et morales qu’ils ont provoquées, il serait difficile de qualifier de simplement indirecte la responsabilité de Frontex et de ses commanditaires.

Chiens de garde

Ce tableau ne serait pas complet si l’on ne mentionnait la possibilité pour Frontex de signer des accords avec des pays tiers, dans le même esprit que ces accords bilatéraux ou multilatéraux « de gestion concertée des flux migratoires » qui ont pour objet de transférer la traque des migrants à des pays sous pression... Tout cela dans le cadre d’un politique joliment appelée « politique européenne de voisinage ». C’est ainsi que la police et l’armée marocaines se livrent à des rafles sauvages de migrants subsahariens et qu’en violation du droit international, le délit d’immigration illégale a été introduit dans les législations algérienne, marocaine et mauritanienne. Un avocat au barreau de Paris a ainsi pu qualifier la loi algérienne de « brique généreusement offerte aux pays européens pour les aider à construire le mur de la forteresse européenne ».

Pour autant, les États européens eux-mêmes, chacun de leur côté, ne baissent pas leur garde. Pour ne prendre qu’un exemple des plus récents, la Grèce a ouvert en septembre 2013 dans l’île de Lesbos un camp désigné comme « centre de premier accueil », entouré de barrières et de fils barbelés, camp qui devrait par la suite également comprendre 600 places pour l’enfermement sur de plus longues périodes. Tout ceci alors que le même mois étaient morts en mer Égée 60 migrants qui avaient dû contourner le mur de barbelés de 12, 5 km avec caméras thermiques construit entre la Grèce et la Turquie. Une frontière au sujet de laquelle la police est invitée à faire preuve d’un zèle tout particulier après la signature d’un de ces accords concertés de gestion des flux.

Mais la résistance s’organise à travers de nombreuses structures qui, tels Migreurop ou Frontexit, pour ne citer qu’elles, répondent au devoir de vigilance. Gageons qu’à l’instar de celle des habitants de Lampedusa qui ont crié leur colère contre les gouvernants européens, la conscience des peuples finira par s’éveiller et que les murs qui les séparent seront mis à bas.

Réfugiés indésirables

Face à l’indignation suscitée par des expulsions récentes, l’équilibriste Hollande feint de croire qu’il ne s’agit que de questions de forme, qu’en gros il conviendrait de mieux respecter. Ce faisant, il réaffirme son soutien à ligne de son ministre de l’Intérieur. Et pour cause puisque celui-ci n’a été nommé que pour la défendre, avec toute la conviction dont il ne cesse de faire preuve : application de la loi, rien que la loi et pas d’états d’âme...
Peu importe que la loi soit inhumaine et injuste, aggravée au fil des ans sous les gouvernements précédents : il n’est pas question, jusqu’à nouvel ordre, de changer quoi que ce soit d’important. Il convient donc de revenir sur les tenants et aboutissants de cette posture en suivant le parcours d’un exilé lambda jusqu’à l’octroi du mirifique statut de réfugié.

Candidat à l’exil

En premier lieu, il faut savoir que tout sera fait dans notre belle Europe pour l’empêcher de déposer sa demande. De la construction de murs au sens propre à celle, meurtrière, des côtes et des mers à la multiplication de camps d’enfermement, tout est fait pour que l’exilé n’atteigne jamais — ou le plus tard possible — le bon guichet. Depuis l’instauration du règlement Dublin II en 2003, ce guichet se trouve non dans le pays de son choix mais dans le premier pays d’Europe où il sera parvenu à débarquer. L’exilé pourra y être transféré d’autorité et il n’aura pas le droit de déposer sa demande dans d’autres pays. Concrètement, l’application de ce règlement est grandement facilitée par la base de données Eurodac, comportant un système automatisé de reconnaissance d’empreintes digitales.

En ce qui concerne l’exercice du droit d’asile en France, celui-ci ne pourra en principe être invoqué que par l’étranger déjà présent sur le territoire. Toutefois, « à titre dérogatoire », l’asile peut être demandé à la frontière. Un nouvel obstacle est toutefois mis à l’arrivée par avion à la frontière avec le visa de transit aéroportuaire (VTA) qui soumet les ressortissants de certains pays à une autorisation pour pouvoir descendre de l’avion aux escales. Cette règle est ainsi imposée depuis janvier 2013 aux Syriens, dans l’intention manifeste de les empêcher de demander l’asile en France !

« Enfermé dehors » !

Arrivé à la frontière, l’étranger sera placé en zone d’attente (prévues dans les aéroports, les ports et points de débarquement, certaines gares) où une procédure accélérée a toutes chances de lui être appliquée soit parce que son pays d’origine figurera sur la liste, plus que contestable, de « pays sûrs » (l’Arménie où vient d’être renvoyé le jeune Khatchik en fait partie), soit en raison du caractère prétendument « abusif ou frauduleux », librement apprécié, de sa demande, ou encore au nom de la si commode « menace grave pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sûreté de l’État français » que l’étranger est supposé représenter. En attendant, à l’instar des centres de rétention, ces zones d’attente ne sont ni plus ni moins que des espaces privatifs de liberté où les demandeurs d’asile sont retenus. En outre, le demandeur d’asile en procédure prioritaire ne bénéficie pas de droits sociaux, tels que la CMU.
Sous couvert de l’excessive longueur de ces procédures, tant du point de vue de l’engorgement des services que de la durée de l’attente des demandeurs, les procédures accélérées tendent à se multiplier. L’examen de la demande se fait alors dans un délai de 15 jours qui peut être abaissé à 96 heures en cas de placement en rétention sur décision du préfet. Il s’en faut bien sûr de beaucoup que ces procédures dites « prioritaires » bénéficient aux demandeurs. À tel point que nombre d’associations de soutien des étrangers demandent le retour à une procédure unique d’examen des dossiers.

Accueillir les réfugiés ?

Toutes les demandes sont examinées par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) y compris depuis 2004 pour l’obtention de la protection subsidiaire pouvant être en principe accordée à toute personne exposée à une menace grave dans son pays, telle que la peine de mort ou la torture, sans nécessairement répondre aux critères de la convention de Genève. Jusqu’en 2007, l’Ofpra était placé sous la tutelle du ministère des Affaires étrangères. Sous le règne de Sarkozy, cette tutelle a été transférée au ministère de l’Immigration, puis de l’Intérieur et aujourd’hui le ministre Valls a gaillardement repris le flambeau sans remettre en cause cette décision dont la portée est évidente tant sur le plan pratique que symbolique. Dès lors, l’accueil des réfugiés ne relève plus essentiellement de l’application du droit international, mais de la politique migratoire et de l’ordre public...

Si elle est négative, la décision de l’Ofpra donne en principe lieu à une possibilité de recours devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). Mais attention ! Pour l’étranger dont la demande a été examinée sous le régime de la procédure prioritaire, ce recours, qui se fait devant un simple tribunal administratif, n’est pas suspensif et il peut à tout moment être interpellé et expulsé.

Enfin, on ne manquera pas d’évoquer le premier cadeau que « la gauche » a fait en 1991 aux demandeurs d’asile en les privant de l’autorisation de travailler. Quant aux mineurs isolés, d’emblée soupçonnés d’être de jeunes majeurs et soumis à des procédures de contrôle et de tri stressantes et humiliantes, leurs conditions d’accueil et leur protection par l’Aide sociale à l’enfance (ASE), à partir du moment où cette qualité de mineur lui est reconnue, n’en sont pas moins réduites à la portion congrue.

Quelques chiffres pour conclure. Il est courant d’entendre dire que la France prend plus que sa part de l’accueil des réfugiés. Selon Eurostat, 332000 demandes d’asile ont été déposées dans les 27 pays de l’UE en 2012, 268 000 décisions de première instance ont été prononcées et 197 000 de ces décisions, soit près des trois quarts, ont donné lieu à rejet. En ce qui concerne la seule France, la même année, 60 000 exiléEs sont parvenuEs à déposer une demande et à peu près autant de décisions ont été prononcées : le taux de rejet est de 85 % !

« Envahisseurs » ?

Nicolas Sarkozy déclarait naguère : « Il y a 475 millions de jeunes Africains qui ont moins de 17 ans. La France est à 14 km de l’Afrique par le détroit de Gibraltar ». Voilà certes une remarque de haut vol sur laquelle fonder toute une politique migratoire !

Sarkozy n’était pas le premier, y compris parmi nos dirigeants, à agiter le fantasme de « l’invasion ». Force est pourtant de reconnaître que cette présentation n’est finalement que la réédition en mode grotesque et horrifique de la si fameuse phrase de Rocard sur la « misère du monde » qui, au gré d’infinies variations, sert de pivot à la définition de l’ensemble des politiques européennes depuis des décennies. L’extravagant est que tout se passe comme si l’on ne savait pas que la très grosse majorité des déplacements de population se font dans un cadre sud-sud, d’un pays pauvre à son voisin.

Du sud au sud

C’est ainsi que, selon les chiffres pour 2011 du Haut Commissariat aux réfugiés (HCR), l’Afghanistan était le pays d’où étaient partis le plus grand nombre de réfugiés (2, 7 millions), suivi par l’Irak (1, 7 million) et la Somalie (1, 1 million) et ceux qui en avaient accueillis le plus étaient le Pakistan (1, 7 million), l’Iran (près de 900 000) et le Kenya (pas loin de 600 000). De même, au moment de la révolution libyenne, le ministre des affaires étrangères de l’époque, ex-commissaire européen, Franco Frattini, nous préparait, selon son expression, à un « exode biblique » (Berlusconi évoquant, quant à lui, un « tsunami humain »)... Il s’est avéré que, sur plus de 722 000 migrants ayant officiellement quitté la Libye, 313 000 sont passés en Tunisie, 230 000 en Égypte, 83 000 au Niger, 52 000 au Tchad et… 28 000 en Italie. Et le phénomène n’est en rien nouveau. En 1999, le HCR notait déjà que 88 % des réfugiés rwandais, 90 % des Congolais, 93 % des Tchadiens et 96 % des Libériens étaient restés en Afrique.

Tout cela, dans les grandes lignes, est connu et régulièrement rappelé. Peu importe, du moment que l’on peut continuer à gérer les « flux migratoires » en fonction des intérêts de nos économies dominantes (notamment en faisant fonctionner à plein régime la machine à fabriquer des sans-papiers) et à moduler les discours oiseux et truqués sur l’immigration au gré des résultats escomptés en politique intérieure.

La France directement coupable

Il n’y a pas que la Méditerranée. Il ne faudrait pas oublier que, régulièrement, des corps d’hommes, de femmes et d’enfants se retrouvent sur les plages de « notre » département de Mayotte. En 2012, un rapport sénatorial parlait de 7 000 à 10 000 morts depuis le « visa Balladur » qui a été imposé aux Comoriens en 1995. À compter de cette date, c’est sur les kwassas-kwassas, ces pirogues à moteur au ras de l’eau que les ressortissants des îles voisines ont tenté de passer, au péril de leur vie. Et là, les responsabilités ne sont pas difficiles à pointer.

Pour voir l’article en ligne :
http://www.npa2009.org/node/39312