L’absence de stratégie européenne sur l’immigration a des effets meurtriers

BFM TV, 09/10/2013

Alors que José Manuel Barroso, le président de la Commission européenne, s’est rendu ce mercredi au chevet de l’île de Lampedusa, une semaine après le naufrage meurtrier d’un bateau de migrants, la question de l’immigration clandestine et de son contrôle revient au cœur du débat européen. Interview du spécialiste Alain Morice, chercheur au CNRS.

Propos recueillis par Adrienne Sigel

Le dernier naufrage d’un bateau de migrants, qui a fait plus de 300 morts la semaine dernière au large de l’île italienne de Lampedusa, remet les politiques européennes d’immigration sur le devant de la scène. Cette semaine, le Parlement européen peaufine son nouveau dispositif de surveillance des frontières, Eurosur, qui sera mis en place début décembre. De même, le thème de l’immigration devrait être inscrit aux priorités de l’agenda du prochain Conseil européen, les 24 et 25 octobre.

Pourquoi de telles tragédies liées à l’immigration clandestine se produisent-elles encore aux abords de l’Union européenne ? Les dispositifs actuels de contrôle des frontières au sein de l’Union européenne sont-ils efficaces ? BFMTV.com fait le point avec Alain Morice, chercheur au CNRS et membre du réseau Migreurop.

Les politiques migratoires européennes peuvent-elle expliquer le drame de Lampedusa ?

C’est en effet quelque chose d’assez clair : les politiques de fermeture des frontières et le désengagement vis-à-vis des conventions internationales signées par l’Europe, notamment la Convention de Genève de 1951 sur les réfugiés, expliquent le fait que les migrants sont amenés à prendre de plus en plus de risques pour rejoindre l’Europe, à mesure que les contrôles s’intensifient.

Autrement dit, le drame survenu à Lampedusa est un phénomène qui va recommencer et continuer éternellement, tant que la politique européenne sera d’empêcher à tout prix des migrants de venir. La responsabilité de l’UE est énorme. En revanche, je ne suis pas étonné de voir que seuls les passeurs sont pointés du doigt par les dirigeants. Ce n’est pas la première fois.

Que peut-on attendre des discussions qui ont lieu cette semaine au niveau européen ?

Je suis extrêmement sceptique. Plusieurs dispositifs ont été mis en place en vue de protéger, sécuriser les frontières de l’Union européenne afin d’empêcher les vagues migratoires. Frontex en est un. Et puis il y a Eurosur, créé en 2011, encore en discussion en ce moment. Plusieurs personnalités au niveau européen estiment que ce nouveau programme va permettre d’organiser des opérations de surveillance. Mais le dispositif peut laisser craindre le pire, car il entend protéger les frontières et non pas les personnes, qui seront amenées à prendre de plus en plus de risques, comme c’est déjà le cas aujourd’hui.

Comment va fonctionner Eurosur, destiné à pister et à secourir les navires de migrants en danger ?

Pour Eurosur, il est question de confier les opérations de sécurité des migrants à des agents de Frontex. Or la fonction principale de Frontex est de contrôler les gens, les empêcher de venir et les renvoyer dans leur pays. Par conséquent, je vois d’un assez mauvais œil le fait que ce soit de telles agences qui prennent en charge la sécurité des personnes. En l’occurrence, il s’agit de la sécurité des pays de l’Union européenne.

D’ailleurs, Frontex a mis en place en 2011, sur la Sicile et Lampedusa, l’opération Hermès, qui consiste à repérer en mer, arraisonner les bateaux entre la Tunisie et les îles, contrôler la situation des migrants, et assister le gouvernement italien dans les missions de renvoi des personnes à la case départ. Frontex, qui agit en dehors en tout contrôle légal, s’est d’ailleurs fait taper sur les doigts, y compris par le Parlement européen.

Quelle est l’efficacité de Frontex, créée en 2004, dont le but était de diminuer les flux de migrants ?

Il n’y a pas de quantification possible de ce que l’on appelle les clandestins. Mais les recherches qualitatives démontrent que le nombre de personnes en situation irrégulière s’est maintenu et s’est reconstitué depuis la grande vague de fermeture des frontières aux environs de 1974, un peu plus tard pour les pays d’immigration nouvelle comme l’Espagne et l’Italie. Les nouvelles arrivées compensent les expulsions.

Il y a effectivement des routes qui ont été supprimées ou presque, avec les contrôles : les passages ont énormément baissé au niveau du détroit de Gibraltar, dans l’archipel des Canaries, et au niveau de la frontière entre la Turquie et la Grèce, où une muraille a été construite sur la rivière Evros. Mais les migrants contournent cette barrière et prennent maintenant la route des îles de la mer Egée. C’est un phénomène sans fin.

Quelles sont les conséquences du manque de consensus des pays de l’UE en matière d’immigration ?

Bien que la tendance générale soit à la fermeture des frontières, cette absence de stratégie communautaire a des effets meurtriers sur les migrants. Aujourd’hui, la "communautarisation" se fait sur des points qui ont trait au contrôle et à la répression. Par exemple, au moment de sa création, Frontex déplorait son budget serré, les Etats ne voulant pas payer. Mais aujourd’hui, ce même budget a explosé (85,7 millions d’euros en 2013, NDLR).

Les dissensions sont assez claires : les pays membres ont, alternativement, besoin de main d’œuvre et par conséquent ferment les yeux sur les entrées, y compris les entrées clandestines. A d’autres moments, au contraire, ils ont tendance à faire barrage à l’installation des travailleurs et de leurs familles. Comme les rythmes des pays sont différents, les résultats sont différents. Ainsi, à un moment donné, l’Irlande, l’Italie, l’Espagne ou encore le Portugal ont eu besoin de gens, avant de se faire taper sur les doigts par des pays fondateurs de l’Union européenne, comme la France, l’Allemagne, la Belgique. C’est notamment arrivé en 2011, après la chute de Ben Ali, lorsque la France a fait des reproches à l’Italie.

Pour voir l’article en ligne :
http://www.bfmtv.com/international/labsence-strategie-europeenne-limmigration-a-effets-meurtriers-620132.html