Lampedusa, l’heure des comptes : "Depuis quinze ans, on envisage l’immigration uniquement sous un angle sécuritaire"

Les Inrocks, 05/10/2013

Ce n’est pas le premier ni sans doute le dernier. Pourtant, le naufrage survenu jeudi à Lampedusa réveille et bouleverse. Prise de conscience pour les uns, grande hypocrisie pour les autres. Bilan d’un drame humain.

L’Italie a le souffle coupé. Hier, pour la première fois, le gouvernement a décrété une journée de deuil pour les migrants. Un temps d’arrêt pour rendre hommage aux victimes de la nouvelle tragédie survenue à 500 mètres de l’île de Lampedusa. Un temps aussi pour poursuivre les recherches et finir de compter les morts. Un dernier bilan annonce 130 morts et plus de 200 disparus sur les 500 qui avaient embarqué de Libye pour “une nouvelle vie”. A bord, des migrants économiques, des femmes, des enfants, des demandeurs d’asiles, souvent très jeunes et majoritairement Erythréens et Somaliens.

Dans le monde entier, la nouvelle a fait la une des journaux. A croire que le cimetière méditerranéen est une révélation. Mais c’est la première fois qu’”on voit les morts, autant de morts” souligne le jeune journaliste collaborateur de la Rai, Gabriele Del Grande. Sur son blog Fortress on Europe, il tient le décompte. Depuis 1988, environ 19 000 personnes seraient mortes en tentant de franchir la Méditerranée. Lundi encore, trois jours plus tôt, treize morts ont été retrouvés aux abords d’une plage sicilienne, dans l’indifférence. Mais jeudi, personne n’a pu échapper à la vision des rangées de corps sur le quai du port de Lampedusa.

“Checkpoint Charlie du troisième millénaire”

“Il faut que les caméras de télévision viennent ici, montrent les cadavres, sinon c’est comme si ces tragédies n’existaient pas”, déclarait en larmes Giusi Nicolini, la maire de Lampedusa, à l’agence de presse italienne l’ANSA. L’émotion s’est propagée. La Repubblica a titré sur “Le cimetière des migrants”. Le Corriere della Sera écrit qu’”une fois séchées les larmes et montrés du doigt les criminels qui vivent de la traite de tels désespérés entassant 500 personnes dans une embarcation de quelques mètres de long, il serait temps de dire assez.”

“Assez“, c’est ce que le Pape avait pourtant décrété début juillet quand, fustigeant “la globalisation de l’indifférence“, il s’était rendu à Lampedusa pour “réveiller les consciences” et lancer un appel à “nous tous, prisonniers de nos peurs“. Jeudi, il n’a prononcé qu’une seule parole : “honte”.

Au sommet de l’Etat italien, on en appelle à l’aide et au soutien de l’Europe. Qualifiant l’île de “Checkpoint Charlie du troisième millénaire“, le ministre de l’Intérieur Angelino Alfano dénonce “un drame européen, pas seulement italien“. Le Président de la République Giorgio Napolitano, réclame un renforcement de “la surveillance des côtes d’où partent ces voyageurs du désespoir et de la mort“. Mais côté italien, français et européen, les premières voix s’élèvent pour dénoncer un discours paradoxal.

“Hypocrisie totale”

Pour de nombreux observateurs, ce sont le verrouillage des frontières et le maintien de la loi Bossi-Fini sur l’immigration adoptée par le gouvernement Berlusconi qui sont au cœur du problème. Le rapporteur de l’ONU pour la protection des migrants, François Crépeau, dénonce une “paranoïa” des Etats membres qui fait la part de plus en plus belle aux trafiquants d’êtres humains.

Pour Claire Rodier, juriste au Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI), et auteure de Xénophobie business. A quoi servent les contrôles migratoires (Editions La Découverte) les réactions de ces dernières 48h dénotent, malgré les “larmes de crocodile”, une “hypocrisie totale” :

  • “Il faut juste avoir le courage de réviser tout le système d’accueil et d’attribution des visas. Depuis 15 ans, on envisage l’immigration uniquement sous un angle sécuritaire. On continue de faire appel à l’Europe et à ses nouveaux dispositifs de surveillance des frontières. Mais c’est précisément ce schéma qui conduit aux drames. En soi il n’y a aucune fatalité.”

L’anthropologue Michel Agier s’insurge dans Le Monde :

  • “Combien d’émotion faudra-t-il pour qu’on arrête de s’émouvoir et qu’on commence à réfléchir aux dispositifs mortifères que l’Europe a mis en place depuis la fin des années 1990 contre les migrants (…) ? Les morts de Lampedusa étaient évitables.”

Mardi prochain, le Parlement européen est censé adopter le règlement Eurosur pour renforcer le dispositif Frontex de surveillance maritime des frontières. Mais la Commission met en garde, “Prévention des drames humanitaires et répression ne changeront rien à la réalité : la pression migratoire est là pour durer et les Européens doivent l’accepter“. Pour Bruxelles, la seule façon de limiter ces tragédies humaines, c’est de rouvrir au niveau national les canaux de l’immigration légale, “ce dont les gouvernements et les opinions publiques, si prompts à pleurer les victimes, ne veulent pas entendre parler“.

par Olivia Müller
le 05 octobre 2013 à 10h2

Pour voir l’article en ligne :
http://www.lesinrocks.com/2013/10/05/actualite/drame-lampedusa-comptes-immigration-11433278/