Frontex, l’indifférence qui tue !
Depuis janvier 2011, près de 1 000 personnes sont mortes en mer en essayant d’atteindre les côtes fortifiées des rives sud de l’Union européenne. La « guerre navale » contre ces migrants des révoltes arabes est bel et bien ouverte en haute mer, loin des regards, dans l’amnésie totale de la communauté internationale, et ce, au summum de l’inhumanité.
D’un côté, le régime du colonel Kadhafi ou encore celui de l’ex-Benali, de l’autre, l’agence Frontex, la méduse européenne. Voilà aujourd’hui qu’un étau mortel se referme en haute mer, laissant peu d’issues possibles à ceux qui fuient les pays des révoltes arabes pour sauver leur vie. D’après le nombre de victimes depuis le début de cette année, il semblerait qu’un « pacte de la mort » ait été signé entre Frontex et le gouvernement provisoire tunisien, ou encore le Conseil national de transition libyen. Pourquoi Frontex défend-elle les côtes européennes au mépris de plusieurs vies ? Pourquoi les pays de la coalition internationale refusent-ils d’assister ces boat people en péril ?
« L’homme de main » de la coalition européenne
Après plusieurs opérations conjointes menées dans le cadre de la coopération intergouvernementale, les ministres de l’Intérieur des quinze premiers pays membres de l’Union européenne (UE) envisageaient, en mai 2002, la création d’un corps spécial pour la surveillance des frontières extérieures de l’Union. L’agence européenne intergouvernementale pour la gestion de la coopération aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne (FRONTEX) a donc été créée en octobre 2004. Basée à Varsovie, celle-ci devient opérationnelle en octobre 2005. Cette agence a pour objectif de renforcer la coordination des contrôles migratoires aux frontières extérieures de l’Union européenne, entre États membres, et de mettre en place des opérations conjointes pour expulser, de façon groupée, des ressortissants de pays tiers. Depuis sa création, le budget de l’agence est en constante augmentation : de 6,3 millions d’euros en 2005, il est passé à 42,2 millions d’euros en 2007 pour atteindre plus de 100 millions d’euros en 2010. Cette hausse est liée au développement des opérations coordonnées par Frontex.
Le principe est que chaque État membre met des gardes-frontières à disposition de l’agence, en vue du déploiement des opérations de surveillance prévues par Frontex. Selon Olivier Clochard, président de l’association Migreurop, « à la vue des moyens employés, le dispositif s’apparente bel et bien à une force militaire de dissuasion ». En 2009, Frontex disposait de 25 hélicoptères, 21 avions, 113 bateaux et 475 unités d’équipement (radars, sondes, senseurs, caméras, etc.) ». L’attirail est conséquent au budget alloué qui, cette année, est en nette progression. La stratégie de Frontex : « damer le pion ».
En 2009, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) dénonce déjà, dans l’un de ses rapports, les méthodes dissuasives utilisées par Frontex en mer méditerranée. En effet, le 18 juin 2009, pour la première fois dans son histoire, une opération Frontex aboutie, en forçant et refoulant vers la Libye des migrants repérés en Méditerranée centrale. Selon le rapport de Human Rights Watch « Pushed back, pushed around », les gardes-côtes italiens, assistés par un hélicoptère allemand dans le cadre de l’opération Nautilus IV, ont intercepté 75 boat people à proximité des côtes de l’île italienne, en les repoussant sur les côtes libyennes. Les gardes-côtes italiens ont remis les migrants à un patrouilleur libyen qui les a, à son tour, remis à une unité militaire libyenne, à Tripoli. Cet événement a fait l’objet d’un rapport de l’organisation Human Rights Watch qui dénonce clairement la violation du principe de non-refoulement.
« Touché-coulé »
Dans cette bataille navale à armes inégales, cette nouvelle stratégie de force qui consiste à repousser en arrière les migrants en haute mer s’avère parfois fatale. Aujourd’hui, il semblerait que cette méthode de dissuasion à l’aide d’une artillerie lourde, telle qu’utilisée par l’agence Frontex, est devenue monnaie courante. Le nombre de victimes ne cesse de s’alourdir. Le président de l’association Migreurop, M. Clochard, tire la sonnette d’alarme. Il estime que le nombre de morts a considérablement augmenté depuis 2010 : plus de 1000 personnes noyées, et certainement plusieurs disparues, depuis la fin du mois de janvier.
Dans son édition du 8 mai dernier, le journal britannique The Guardian rapporte qu’au début du mois d’avril une soixantaine de boat people sont morts de faim et de soif après avoir dérivé des journées entières. Sous la menace des patrouilles chargées d’empêcher l’approche des côtes italiennes et maltaises, ils étaient aussi sous le regard des bâtiments de la coalition internationale engagée en Libye, selon un communiqué de Migreurop. En effet, Migreurop indique que certaines personnes en Tunisie ont saisi « l’opportunité offerte par l’affaiblissement du système policier tunisien, pour tenter de s’exiler vers l’Europe ». Toutefois, selon M. Clochard, depuis le début de l’insurrection populaire en Libye le 17 février dernier, le régime libyen instrumentalise à nouveau la question migratoire par rapport aux interventions de l’OTAN en envoyant des migrants sur la mer en direction de Malte ou de l’Italie. Or, les États européens ne viennent pas en aide à ces personnes en détresse, dont l’état de santé peut être alarmant. Olivier Clochard s’inquiète particulièrement des réponses, essentiellement d’ordre policier, mises en place par les gouvernements européens pour accueillir des personnes qui sont à la recherche d’une protection.
Selon le directeur de Migreurop, « les hautes autorités des États membres de l’Union européenne savaient éperdument que ces individus étaient en très grande difficulté, mais les mesures de recherche mises en œuvre sont demeurées insuffisantes. » Cette non-assistance à des personnes en danger ne peut rester sous silence selon l’association Migreurop et ce, impunément, en se déchargeant de toute responsabilité.
La schizophrénie de Frontex
Lorsqu’en octobre 2010, l’un des membres de Frontex a été questionné sur la violation de certains articles de la Convention de Genève ou encore de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, il a répondu qu’« en ce qui concerne les droits fondamentaux, Frontex n’est pas responsable. Ces derniers relèvent de la responsabilité des États membres ».
Se renvoyer la balle permet-il de disculper les auteurs de ces actes inhumains ? Entre le donneur d’ordre et son rôle de sous-traitant, comment l’agence Frontex défit-elle les règles fondamentales qu’elle est censée défendre ? Où se situe la limite juridique qui déculpabilise les États membres de l’Union européenne de leurs actes inhumains ?
Selon le rapport de Migreurop au sujet de l’agence Frontex et de sa responsabilité, il est stipulé que, depuis sa création, celle-ci s’est dotée d’une autonomie en terme de personnalité juridique : « Le règlement lui permet de conclure de manière autonome des accords avec des organisations internationales et des pays tiers ».
À quel point cette autonomie confère-t-elle aux États membres la possibilité de se dissoudre de leurs responsabilités ? Les déclarations faites par Frontex semblent être contradictoires avec les principes soutenus par les États membres illustrant bien l’existence inhérente d’un flou juridique.
En septembre dernier, aux Pays-Bas, le ministre de la Justice avait précisé que la « condition préalable à la participation d’un pays membre de l’UE à toute opération maritime coordonnée par l’Agence consiste à voir inscrit de manière explicite dans le plan opérationnel l’endossement de la responsabilité par l’État membre hôte du traitement des demandes d’asile qui pourraient être introduites lorsque les exilés prennent place à bord de bateau des États membres de l’UE. » Ainsi, cela explique le fait que Frontex repousse aujourd’hui les exilés de la révolte arabe sur les côtes libyennes, ou encore tunisiennes, par tous les moyens et sans aucun scrupule. Du moment qu’ils restent sur leur bateau, les migrants ne répondent pas à la loi qui obligent Frontex à respecter leur droits d’exilés. C’est pour ces raisons que Migreurop dénonce aujourd’hui le silence et l’inaction de la coalition internationale par rapport à ce nombre important de morts dans une si courte période.
D’après un communiqué récent de Migreurop, « face aux événements historiques que connaît le monde arabe, la réaction des pays européens a été de faire pression sur les forces politiques issues des soulèvements populaires (Gouvernement provisoire tunisien, Conseil national de la transition libyen) pour que ces dernières assument pleinement l’héritage répressif et liberticide des dictateurs-partenaires de l’UE ». Dans le cadre juridique, Migreurop, précise dans son rapport que « les textes seraient insuffisants pour déterminer la responsabilité des actes ». Selon un professeur de droit public à l’Université de Versailles, Jean Matringe, « il n’y a aucune règle claire d’imputation des actes susceptibles de causer des dommages ». En conséquence, il est difficile de déterminer l’entité qui doit en répondre, ce qui conduit à un vide juridiquement et politiquement intenable. » Ce vide juridique constitue une impasse politique, qui favorise malheureusement la dilution des responsabilités. Il semblerait donc que Frontex souffre de schizophrénie politique puisque c’est tantôt une agence interétatique, tantôt une agence internationale indépendante des États.
S.O.S. dernière alternative… ?
Sur le plan des politiques migratoires et de l’externalisation du contrôle des États tiers, l’Union européenne et les États européens ne prennent nullement en compte les révolutions arabes et veulent avant toute chose que les accords passés avec les régimes dictatoriaux précédents perdurent. Or, « il serait bon de réfléchir à un autre mode de gouvernance avec ces nouveaux États démocratiques nés des révolutions arabes. Nous savons que la situation va demeurer fragile pour des mois œ », insiste Olivier Clochard. « Certes, il n’y a pas de bureau régional de l’agence Frontex en Afrique du Nord, toutefois, rappelons que cette agence était en cours de négociation d’un accord avec les autorités libyennes jusqu’au déclenchement de la révolution libyenne. La commissaire européenne aux Affaires intérieures Cécilia Malmström était même allée à Tripoli les 4 et 5 octobre 2010 », fait remarquer Clochard.
Ce que dénonce aujourd’hui Migreurop, c’est notamment le fait que « les États européens ne respectent pas leurs engagements internationaux en terme de protection et de sauvetage en mer. Des conventions maritimes sont régulièrement violées par les polices maritimes qui cherchent avant toute autre chose à renvoyer ces personnes ». Être témoin de ces actes et se taire serait un crime. Comme le souligne Olivier Clochard, « durant la période où des boat people vietnamiens fuyaient leur pays, les capitaines qui leur venaient en aide pouvaient être décorés de la Légion d’honneur ; aujourd’hui, celles et ceux qui leur portent secours peuvent être incriminés et passibles d’une peine de prison. » C’est le cas des pêcheurs tunisiens qui sont venus en aide à des boat people, au large des côtes tunisiennes, et qui sont aujourd’hui poursuivis en justice. Le procès aura lieu dans les mois qui vont suivre.
Entre le régime libyen qui « pousse » vers la mort des milliers de migrants et les États européens qui ne leur viennent pas en aide, qui sera en mesure de porter secours, au nom du droit à la vie, à ces exilés de la révolte arabe ? Selon un communiqué de Migreurop, depuis plusieurs jours un bateau transportant plus de 600 personnes est en perdition au large des côtes libyennes, dans l’indifférence générale.
Par Lamia KAGHAT
Journal alternatives, 01/06/2011