“La liberté de circulation s’impose comme une évidence”

Pourquoi compter les morts de la migration ? Pourquoi se livrer à cette comptabilité macabre en tentant, en l’absence de données officielles, de rassembler les chiffres que parviennent difficilement à recueillir les ONG ?

Parce que les victimes de la « guerre aux migrants » sont aujourd’hui une composante indissociable de la politique migratoire menée par l’Europe à ses frontières. Et parce qu’il est indispensable de donner une lisibilité à une situation trop souvent réduite à la fatalité ou au fait divers.

La carte mémoriale des “morts aux frontières de l’Europe“ publiée par OWNI à partir des données compilées par l’ONG United soulève un certain nombre de questions, auxquelles avaient déjà tenté de répondre trois spécialistes des migrations dans un article intitulé “Compter les morts” publié en 2008 dans la revue Plein droit du Gisti, une association spécialiste du droit des étrangers.

S’il n’existe pas de données officielles concernant le nombre de personnes mortes en migration aux frontières européennes, “d’après les ONG qui tentent de recenser le phénomène, ce nombre serait passé, entre le début des années 1990 et le début des années 2000, de quelques dizaines à plusieurs centaines par an“. Cette évolution dépend, non seulement des vagues de migrations, mais également de l’attention, grandissante, des médias et des associations à l’endroit de ces “morts aux frontières” : 459 morts en 1996, 654 en l’an 2000, en 2003, 2000 en 2006, date à laquelle United en avait répertoriés 8855, depuis 1993.

Depuis, le nombre de morts est en décrue : 1785 en 2007, 1430 en 2009, et 208 “seulement” en 2010. Mais ces chiffres ne donnent qu’une vue partielle de la réalité, soulignent les auteurs de l’article, Emmanuel Blanchard, enseignant en sciences économiques et sociales, Olivier Clochard, le géographe qui a conçu la carte de l’externalisation du contrôle des frontières européennes pour Le Monde Diplomatique, et Claire Rodier, juriste au Gisti et présidente du réseau Migreurop, créé en 2002 suite à un séminaire sur « l’Europe des camps » par des militants et chercheurs “dont l’objectif est de faire connaître la généralisation de l’enfermement des étrangers dépourvus de titre de séjour”

Pour ces trois spécialistes de la question, “une évaluation très approximative laisse penser que ce chiffre devrait au moins être multiplié par deux ou trois, voire plus encore“, dans la mesure où, pour les noyés par exemple, on ne recense que ceux dont les corps échouent sur les plages, pas ceux qui ont coulé…

Pour la seule année 2006, au cours de laquelle 600 cadavres ont été retrouvés sur les côtes canariennes, un responsable des services d’immigration de ces îles espagnoles estime que le nombre total de migrants noyés entre la côte africaine et les Canaries serait dix fois supérieur.

Une estimation confirmée par le directeur du Croissant rouge mauritanien, qui compare la traversée Mauritanie-Espagne à « un jeu de roulette russe ».

Le décompte est également faussé du fait que de nombreux de pêcheurs travaillant dans le périmètre Malte-Libye-Tunisie-Sicile préfèrent détourner leur route plutôt que de porter assistance aux naufragés :

Parfois, des cadavres humains s’accrochent aux filets. Généralement, on a ordre de les rejeter. Ce qui vient de la mer, on le rend à la mer : c’est ce que dit le capitaine.

Les contrôles ne dissuadent pas : ils accentuent la dangerosité des traversées

Dans le même temps, plus la pression et les contrôles des polices aux frontières se font pressants, plus les passeurs prennent des risques dans les trajets qu’ils font prendre aux migrants. Ainsi, notent les trois spécialistes, les patrouilles maritimes déployées par l’agence européenne Frontex afin de déjouer les tentatives de migration irrégulière en Méditerranée ont un succès très relatif, en tout cas paradoxal :

Fin août 2007, le ministre de l’intérieur espagnol annonçait une diminution des arrivées aux îles Canaries de cayucos, ces barques sur lesquelles embarquent les boat people depuis les rives africaines, de l’ordre de 70 % en un an.

Au cours de la même période, le nombre de cadavres retrouvés sur les côtes canariennes a augmenté, lui, de presque 50 %.

Les opérations d’interception maritime mises en oeuvre par Frontex ont donc moins pour effet de dissuader les départs que d’accentuer la dangerosité des traversées.

Ce qui rend d’autant plus pressant et important le fait de dénombrer le nombre de migrants morts aux frontières, afin d’aller au-delà de la fatalité ou bien du fait divers :

La guerre aux migrants passe ainsi du registre de la métaphore à celui d’un contexte dont les conséquences doivent être documentées. L’impossible dénombrement est alors l’auxiliaire d’un nécessaire déchiffrage.

Il s’agit aussi d’une forme d’exigence morale, et d’un hommage à rendre aux victimes. (…) Faire la somme des vies sacrifiées sur l’autel du « risque migratoire » est une autre manière de donner une existence à ces morts sans nom.

Dans un dossier publié en décembre 2010 dans Plein droit, les trois mêmes auteurs reviennent sur la multiplication des contrôles des flux migratoires et des dispositifs « anti-immigration » qui, depuis les années 90, tentent de juguler des flux d’« indésirables », soulignant que “depuis 1991 et, notamment, l’éclatement de l’URSS, de la Yougoslavie et de la Tchécoslovaquie, 26 000 km de frontières ont été instituées dans le monde” :

La première image d’une frontière est souvent celle d’une barrière et de guérites (les postes frontières), voire celle d’un mur ou d’une clôture grillagée surmontée de fils barbelés et ponctuée de check points. Cette représentation linéaire – renvoyant notamment au rideau de fer qui a séparé l’Europe pendant près de trente ans – n’a pas disparu.

(Mais) depuis que l’immigration est de plus en plus soumise aux contrôles administratifs, les frontières se sont déplacées des guérites des limites nationales aux guichets des centres-villes.

La lutte contre l’immigration est aussi un marché lucratif

Pour mieux comprendre les tenants et les aboutissants de cette évolution, nous avons posé quelques questions à Claire Rodier.
Vous évoquez la multiplication des contrôles des flux migratoires depuis les années 90, afin de “juguler des flux d’indésirables”, le fait que nous serions passé de la notion de réfugiés ou de migrants à celles de “sans-papiers” ou d’”indésirables” : de quand date le tournant exactement, et à quoi correspond-il ?

Claire Rodier : Il faut en revenir à la signature de la Convention de Schengen en 1990, qui vise à faciliter la circulation à l’intérieur de l’espace composé des pays signataires, et qui, en contrepartie, permet de renforcer les contrôles aux frontières extérieures.

Le principe de Schengen sera repris à l’échelle de tous les pays de l’Union européenne à partir de 1999 : l’UE est un vaste espace sans frontières intérieures où les citoyens européens (pas les autres) peuvent circuler librement mais dont, pour assurer la sécurité, il faut verrouiller et surveiller les frontières.

D’où l’installation progressive de l’idée d’un envahisseur dont il faut se protéger : il est migrant, terroriste (à partir du 11 septembre) et, de plus en plus, faux demandeur d’asile.

Toutes les lois européennes adoptées à partir des années 2000 en matière d’immigration et d’asile -c’est à partir de cette date qu’on a “communautarisé ces politiques“, qui sont devenues des politiques communes de l’UE – sont fondées sur cette lutte contre l’ennemi extérieur… qui est parfois aussi l’ennemi intérieur, cf par exemple le traitement de la question des Roms en Italie et en France.
Vous écrivez que les frontières sont de plus en plus technologiques, administratives, externalisées au privé, délocalisées dans les pays d’origine des migrants : vers quoi s’oriente-t-on aujourd’hui, et jusqu’où pensez-vous que cela va pouvoir aller ?

Claire Rodier : Je pense que le processus va d’autant plus s’intensifier que c’est un marché lucratif, indépendamment de l’efficacité des techniques déployées. Il n’est qu’à voir par exemple l’augmentation spectaculaire du budget de l’agence Frontex depuis sa création. Ce processus répond donc à des intérêts qui dépassent largement la question migratoire.

Quant à l’externalisation/délocalisation des contrôles, qui mettent à distance leur matérialité (par exemple quand ce sont les fonctionnaires mauritaniens ou ukrainiens qui empêchent les migrants de se rendre en Europe), elle s’inscrit dans le cadre du rapport de force entre les pays européens et ceux qui acceptent de collaborer à leur politique migratoire, rapport de nature différente selon les cas.

On est ainsi dans le registre post-colonial avec le Maghreb et l’Afrique de l’ouest, qui n’ont guère de marge de manoeuvre pour résister à la pression (à l’exception, pour l’instant, du Mali), du chantage avec les pays de l’ex bloc soviétique à qui l’on tend la carotte de l’adhésion à l’UE pour obtenir qu’ils jouent les garde-frontières, du donnant-donnant avec la Libye… C’est donc plutôt dans l’analyse géopolitique du rapport entre l’UE et ses voisins qu’il faut chercher à lire les orientations futures de sa politique migratoire.
Vous évoquez un processus de “criminalisation de l’immigration” qui, contournant les conventions internationales, met à néant “le droit d’avoir des droits” : que serait, selon vous, une politique d’immigration respectueuse des droits de l’homme ?

La liberté de circulation ! Pour qui prend le temps de peser tous les éléments du débat, la liberté de circulation s’impose comme une évidence. En 2009, le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) a ainsi enfoncé le clou, en proposant, démonstrations chiffrées à l’appui, de réformer les politiques en matière de migration en vue de « lever les barrières » pour ouvrir les voies d’entrée aux migrants.

Finalement, les seuls qui restent en retrait de cette prise de conscience de la nécessité de fluidifier les frontières, qui prennent le contre-pied de ces recommandations de bon sens, ce sont les gouvernants des pays industrialisés. Depuis qu’elle a « communautarisé » sa politique d’immigration, l’Europe en a progressivement restreint le champ à une approche sécuritaire.

L’agence Frontex, qui double les frontières physiques de l’Union européenne d’une frontière virtuelle surveillée par des radars, des hélicoptères et des patrouilles maritimes destinés à repousser les migrants, est le symbole de cette évolution à contre-courant. Figés dans leurs réflexes défensifs, obsédés par la préservation de leur souveraineté, ceux qui définissent aujourd’hui les politiques migratoires brandissent pour les justifier la menace de l’invasion qu’entraînerait un monde sans frontières.

Pourtant, instaurer la liberté de circulation n’implique pas de supprimer les frontières. Celles-ci existent, leur disparition n’est pas à l’ordre du jour, et elles ont leur fonction dans l’organisation du monde. Mais cette fonction n’est pas forcément d’être un obstacle, une barrière : ce n’est pas parce qu’ils ont des frontières que les États sont contraints de les fermer. Au contraire : ce qui n’est pas réaliste, c’est une politique d’immigration fondée sur la fermeture des frontières.

Par Jean Marc Manach

Article paru sur Owni.fr,18 février 2011

http://owni.fr/2011/02/18/la-liberte-de-circulation-s%E2%80%99impose-comme-une-evidence/